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« Les médias contribuent à fabriquer les incarnations du féminisme »

« Les médias contribuent à fabriquer les incarnations du féminisme »

Chistine Bard est l'invitée des Lundis de l'INA le 6 décembre 2021 sur la thématique des féministes parisiennes à la télévision.

Propos recueillis par Julien Boudisseau - Publié le 26.11.2021
Une manifestation de sufragettes à Paris en 1934. Crédits : AFP

INA. - De quoi parle-t-on quand on évoque "les féministes parisiennes ?"

Christine Bard. - On parle d’une force motrice, extrêmement importante pour l’émancipation des femmes en général. Les "Parisiennes" ne sont pas nécessairement nées dans la capitale. Des immigrées de l’intérieur et de l’extérieur viennent à Paris étudier, travailler, créer et accroître leurs chances de mener une vie libre. Les "féministes parisiennes" sont donc des femmes actives à Paris sur un plan militant. Elles ont la réputation par rapport à la "province" d’être plus radicales, plus "activistes", plus intellectuelles aussi, une sorte d’avant-garde, plus divisées aussi. Si des hommes soutiennent la cause, le féminisme au 20e siècle est avant tout un mouvement de femmes qui réclament l’égalité des sexes.

Quelles sont les périodes que vous avez analysées pour cette conférence et quelle spécificité avez-vous observé selon les années ?

C'est un récit en trois temps : la fin de la "première vague" avec le suffragisme des années 1934-1936, les derniers éclats de la mobilisation féministe sous la IIIe République, l’espoir de vaincre les résistances du Sénat, les premières femmes au gouvernement en 1936. Puis une évocation de l’entre-deux-vagues dans les années 1950, avec un effacement du féminisme mais un effacement qui n’est pas total. Et le féminisme qui resurgit après Mai 68, sous une forme radicale, avec le MLF qui parle de "libération des femmes" et non plus seulement d’"émancipation" ou de "promotion" de "la femme". De nouveaux enjeux sont mis au premier plan, comme le droit à disposer librement de son corps. Je tiens à montrer cette alternance de moments de mobilisation plus ou moins forts et à l’interroger car il s’agit aussi d’une fabrique médiatique : on le verra à propos de la fin des années 1970, quand la télévision (comme les médias plus généralement) déclare le féminisme "dépassé par l’évolution", rendu KO par sa victoire en quelque sorte (la loi Veil), comme en 1944-1945 avec l’obtention des droits politiques.

Quelles sont les figures du féminisme parisien que vous avez étudiées ?

Nous allons analyser de près Louise Weiss (1893-1983), journaliste et féministe, qui a si bien su utiliser les caméras pour faire avancer la cause du suffrage. Nous apercevrons l’avocate Yvonne Netter, la militante de la parité Françoise Gaspard, la documentariste Carole Roussopoulos.... Mais c’est plutôt la dimension collective avec d’innombrables anonymes, qui domine dans mon choix. Cela nous donne de quoi réfléchir aux avantages et aux inconvénients de la personnalisation et de la personnification des luttes féministes, une question qui demeure actuelle et qui touche aux médias dans la mesure où ils contribuent à fabriquer les "incarnations" de la cause.

Des lieux ou des quartiers sont-ils associés aux féministes parisiennes plus que d'autres ?

La cartographie du féminisme bouge dans le temps et il faut dissocier les lieux propres et les lieux d’action. Il existe aujourd'hui des lieux de la conservation de la mémoire féministe : la bibliothèque Marguerite Durand dans le 13e arrondissement ou le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir dans le 9e. Les lieux de femmes visibles à la télévision sont presque tous éphémères et précaires. Le féminisme ne parvient pas, au 20e siècle, à s’inscrire de manière pérenne dans des lieux. Cette instabilité résulte le plus souvent de la contrainte économique, mais parfois aussi du choix de la non-institutionnalisation.

Quel élément dominant avez-vous trouvé dans les archives ?

Dans les archives, il y a surtout les avantages d’une source audiovisuelle qui donne du son, de l’image, du mouvement. Cela permet d'écouter les voix féminines passer en quelques décennies des aigus au plus grave, de voir un mouvement de plus en plus divers socialement, d'observer la métamorphose bien sûr de l’allure des femmes, plus déliée, tellement moins guindée.

Dans les grandes lignes, quel a été le discours de la télévision sur le féminisme ?

C’est un grand mot que de parler de "discours de la télévision" car le fait le plus marquant est la rareté du sujet à la télévision. Il n’est présent que de manière sporadique. Si antiféminisme il y a, c’est avant tout dans cette façon de ne pas faire du féminisme un mouvement ayant une pleine dignité médiatique, Ce sont généralement les manifestations de rue qui vont forcer l’intérêt. L’humour se révèle également payant pour les féministes qui veulent attirer l’attention. De plus, "la télévision" n’est pas homogène. Les émissions destinées au public féminin comme Aujourd’hui madame (devenu Aujourd’hui la vie en 1982) font une place au féminisme. Le petit écran donne quelques aperçus de la vie quotidienne des militantes du MLF. Pas au point de les satisfaire : "Aucune image de la télévision ne veut ni ne peut nous refléter. C'est avec la vidéo que nous nous raconterons" disent, à la fin de Maso et Miso vont en bateau Nadja Ringart, Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig et Ioana Wieder en 1976.

Comment se caractérise selon vous la marque du regard patriarcal sur l’expression de la cause des femmes ?

Ce que nous allons montrer n’a rien de caricatural, à la différence de l’émission de Bernard Pivot ("Encore un jour et l’année de la femme, ouf !, c’est fini !") avec "Madame le ministre" Françoise Giroud, tournée en dérision dans Maso et Miso vont en bateau. Dans les archives retenues, l’antiféminisme tient plus à l’air du temps qu’à une spécificité de la télévision. Il arrive que les journaux télévisés et les documentaires adoptent une logique de narration féministe. Les journalistes reprennent les "éléments de langage", les rhétoriques féministes : il faut alors se demander pourquoi et quand. C’est généralement quand la cause a gagné en popularité et bénéficie de très larges soutiens – comme celle du droit de vote dans les années 1930. L’agacement de certains journalistes hommes perce, comme on peut s’y attendre, sur le rapport des féministes aux hommes. Le JT du 15 mai 1972 montre un meeting féministe à la Mutualité en s’attardant sur les hommes dont la présence n’est autorisée qu’à la crèche de l’événement. L’image de l’homme au bébé dans les bras appuie sur un topos antiféministe extrêmement ancien et puissant : celui de l’inversion des rôles et donc de l’inversion du rapport de domination.

Les Lundis de l'INA

Rencontres mensuelles, les Lundis de l’INA réunissent des chercheurs, des auteurs, des réalisateurs, des journalistes ou des professionnels autour de thèmes d’actualité et de sujets intéressant la recherche en sciences humaines et sociales.

Ces soirées-débats, ouverts à toutes et tous et illustrés d’extraits des fonds de l’INA, contribuent depuis une quinzaine d’années au développement d’une réflexion sur la place, le rôle et les contenus des médias audiovisuels.

Rendez-vous le lundi 6 décembre à 19h à la BnF François-Mitterrand, quai François Mauriac dans le 13e arrondissement de Paris. Ligne 6 du métro (Quai de la gare), ligne 14 et RER C (Bibliothèque François-Mitterrand) ou lignes de bus 89, 62, 64, 132 et 325.