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Comment Bruno Latour décrivait l'empreinte humaine sur le réchauffement climatique en 2015

Comment Bruno Latour décrivait l'empreinte humaine sur le réchauffement climatique en 2015

Le philosophe Bruno Latour, grand penseur de l’écologie, est mort à l’âge de 75 ans. L’accélération du réchauffement climatique l’avait conduit à élargir sa conception de l'évolution du monde et à poser plusieurs concepts aujourd'hui d'actualité, qu’il évoquait en 2015, au micro de Stéphane Paoli.

Par Florence Dartois - Publié le 10.10.2022
La grande accélération selon Bruno Latour - 2015 - 04:36 - vidéo
 

Philosophe et sociologue des sciences, Bruno Latour a dès les années 1990 commencé à s'intéresser au lien qui existait entre la société, la nature et l'environnement. L’intensification du réchauffement climatique l'a poussé dans les années 2000 à formuler plusieurs concepts repris par la sphère écologiste, notamment celui d'« accélération climatique » qui, selon lui, allait chambouler nos vies. Une réflexion qu’il développait dans l'archive en tête d'article, au micro de Stéphane Paoli, dans l’émission « Agora », diffusée sur France Inter le 8 novembre 2015.

Ce jour-là, le journaliste l’interrogeait sur ce qu'il entendait par « grande accélération ». Cette notion s'inscrivait pour Bruno Latour dans ce que les scientifiques appelaient l'anthropocène. Selon lui, l’activité humaine avait généré, à sa manière, une nouvelle ère géologique. Mais l'accélération observée était en contradiction avec les ères précédentes (holocène, quaternaire...) qui jusqu'alors s'étaient toujours inscrites sur des milliers, voire des centaines de milliers d’années. Bruno Latour affirmait que les changements en cours étaient si rapides qu’ils inquiétaient les géologues eux-mêmes : « Il se trouve qu’à leur stupéfaction, les transformations géologiques très longues et sur d’immenses durées auxquelles ils sont habitués, se retrouvent en accéléré. C’est ça la "grande accélération"... C’est ça évidemment qui les panique », déclarait-il.

La peur des scientifiques

Mais son étonnement se portait sur un autre point essentiel de sa réflexion : le manque de réactivité des décideurs, et surtout la différence de perception de l'urgence entre les scientifiques et les politiques. « Les politiques restent calmes, les intellectuels silencieux et les scientifiques ont peur », disait-il. Cette peur des chercheurs était basée sur l'observation scientifique de l'impact de l'activité humaine sur les écosystèmes et l'émergence d'une « grande transformation », inéluctable. C'est ce qu'il appelait le « foot print » (l’empreinte des humains sur Terre). Pour illustrer son propos, Bruno Latour ajoutait que cette empreinte, à sa naissance en 1947, était « négligeable » et s'était brutalement amplifiée« dans les 60 dernières années... de manière exponentielle ». Ce qui effrayait les chercheurs, c'était que ces changements étaient « passés dans le système Terre », de manière irréversible, impliquant un changement de paradigme et un paradoxe : l'homme qui n'avait jamais été aussi puissant devrait bientôt abandonner cette puissance. Deux nouvelles que Bruno Latour décrivait ironiquement ainsi : « la première, c'est que vous êtes très puissants, la deuxième, c’est que vous ne pouvez plus rien faire ».

À la fin de cet échange, Stéphane Paoli l’interrogeait sur la conception de « Gaïa » qu'il avait contribué à vulgariser dans son dernier ouvrage Face à Gaïa. Bruno Latour insistait sur le fait qu’il ne s'agissait en aucun cas de considérer la Terre comme un organisme vivant. Par ce concept, il entendait parler de la « mince pellicule vivante » que certains scientifiques appelaient la « zone critique » et qui abritait toutes les formes de vie. Il mettait en garde sur le fait que considérer Gaïa comme un être vivant était politiquement très dangereux à ses yeux, car il pouvait générer toute une série de « folies politiques » qui agiraient au nom de la Terre. Il soulignait que la place des humains sur Gaïa était devenue « excessive et surtout aveugle » et s’interrogeait sur leur capacité à retrouver du bon sens.

L'inaction des dirigeants

En 2015, dans son ouvrage Face à Gaïa, le penseur décrivait aussi un homme aveuglé par sa folie, figé dans le déni face à l'urgence écologique. Stéphane Paoli l’interrogeait sur cet attentisme incompréhensible des Nations. Dans l'extrait ci-dessous, Bruno Latour s'interrogeait sur la raison pour laquelle elles avaient été capables d’investir lors de la Guerre froide des milliards dans la dissuasion nucléaire (contre un conflit improbable), mais étaient alors incapables d’investir dans la protection de la planète (qui était pourtant une certitude).

Pour le penseur, la réponse résidait en grande partie dans le pouvoir des lobbys, alors que les sommes en jeu auraient pourtant été bien plus infimes que celles engagées dans la dissuasion nucléaire. Ce statu quo, le philosophe le qualifiait de « quiétisme », de « stoïcisme silencieux ». Une « situation tragique » qu'il illustrait de deux exemples symptomatiques : la présence de climato-sceptiques à l’intérieur même de l’Académie des Sciences, en France et le fait que l'hexagone était l'un des derniers pays au monde à encore chauffer ses terrasses, « pour que les fumeurs puissent continuer à fumer au chaud ». Une ironie qui illustrait bien le l'ampleur du travail qui restait à mener pour ouvrir les consciences.

Bruno Latour en quelques dates

Bruno Latour est né en 1947 dans une famille viticole de Bourgogne, à Beaune (Côte-d’Or). Étudiant en philosophie, il obtient l'agrégation en 1972. Ses études vont le pousser à étudier l'anthropologie, la théologie, pour se spécialiser dans la sociologie des sciences. Au début des années 1990, notamment avec son livre Dans Politique de la nature, le sociologue appelait à abolir le clivage porté par la science qui séparait la société de la nature et les humains des non-humains (faune, flore…). Il souhaitait alors « étendre la question de la démocratie aux non-humains » et reconnaissait le mérite de l’écologie qui avait posé cet enjeu dans le débat public. Un mouvement de fond qu'il qualifiait de « nouveauté politique de l’écologie ».

À partir des années 2000, l’intellectuel est devenu le phare de ceux qui souhaitaient replacer les préoccupations écologiques au cœur de la société. Le réchauffement climatique et l'imminence des bouleversements ont poussé le penseur à poser plusieurs concepts tels « l’accélération climatique » ou le concept de « Gaïa », développé dans son ouvrage Face à Gaïa, paru en 2015. S’appuyant sur la théorie Gaïa de James Lovelock. Bruno Latour reprenait l'idée qu'il résumait ainsi : « la Terre est un ensemble d’êtres vivants et de matière qui se sont fabriqués ensemble, qui ne peuvent vivre séparément et dont l’homme ne saurait s’extraire ».

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