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«Notre but, c’est de bloquer l’alimentation pour savoir ce que c’est que de crever de faim»

«Notre but, c’est de bloquer l’alimentation pour savoir ce que c’est que de crever de faim»

La mobilisation des agriculteurs se poursuit avec un appel à bloquer le marché de Rungis. Ce n'est pas la première fois que les agriculteurs visent le blocus de Rungis, ils l'avaient déjà fait en juin 1992, alors qu'ils manifestaient contre la mise en place de la PAC.

Par Florence Dartois - Publié le 29.01.2024 - Mis à jour le 31.01.2024
Coordination rurale : blocage Rungis - 1992 - 00:00 - vidéo
 

L'ACTU.

Selon la préfecture de police de Paris, 18 personnes qui tentaient de bloquer Rungis, dans le sud de Paris, ont été interpellées mercredi 31 janvier. Quinze sont en garde à vue, selon le parquet de Créteil. Au même moment, des centaines de tracteurs partis d'Agen faisaient route vers le plus grand marché de France.

LE CONTEXTE.

Cette menace de blocus de Rungis rappelle un précédent, celui de 1992. À l'époque les agriculteurs français manifestaient contre la PAC (Politique agricole commune). L'accord prévoyait de baisser les prix de vente des productions, donc de moins rémunérer les paysans, tout en compensant le manque à gagner par des aides directes : les fameuses aides PAC.

Ce changement de paradigme fut très mal perçu par le monde agricole, car il donnait aux agriculteurs la sensation de perdre le contrôle de leur exploitation et de ne plus vivre de leur travail ni de la vente de leurs produits. Désormais, ils survivraient économiquement grâce aux subsides de l'Europe. Tout ce système devait également contribuer à obtenir une baisse mécanique des prix, présentés comme un avantage pour les consommateurs.

La réforme de 1992 allait aussi ouvrir la porte à la libre concurrence aujourd'hui dénoncée par les agriculteurs. À titre d'exemple, la moitié du poulet consommé en France provient de l’importation. Autant de griefs que craignaient déjà les paysans en 1992 et qui constituent aujourd'hui le socle du malaise de la profession.

LES ARCHIVES.

En juin 1992, les paysans exprimaient donc avec virulence leur refus de cette nouvelle règlementation. Comme aujourd'hui, des milliers d'agriculteurs convergeaient vers Paris à l'appel de la Coordination rurale, avec un point d'orgue : le blocage de Rungis le 23 juin. Cette décision, largement relayée par les médias, fit la une de nombreux journaux télévisés durant plusieurs jours jusqu'à la date fatidique, avec un suspens digne d'un bon thriller.

17 juin. « Ils envisagent de faire le blocus de Rungis pour bloquer l’approvisionnement de Paris. Réaliste ou pas ? À Rungis, on n’y croyait pas vraiment et l’annonce n’inquiétait personne ». À l'annonce du projet, une équipe de FR3 Paris se rendait à Rungis pour prendre le pouls. C'est l'archive que nous vous invitons à regarder en tête d'article. À quelques jours du blocage, l'heure n'était pas à l'inquiétude, à l'image du commentaire de la journaliste : « Tout le monde a entendu la rumeur, mais personne n’y prête attention, d’autant que les fraises et les cerises sont de chez nous ».

En cette fin de printemps, la production de fruits battait son plein. Personne ne croyait à un blocage, escomptant que le blocus ne durerait qu'un jour ou deux. Les représentants des syndicats des grossistes ne semblaient pas inquiets. À l’époque, Rungis travaillait essentiellement avec des produits provenant de France, alors on n'imaginait pas les agriculteurs saboter leur propre activité, « et je crois qu’ils n’ont aucun intérêt à venir bloquer Rungis », précisait Christian Pépineau, président du syndicat des grossistes de fruits et légumes.

Côté boucherie, 30 % de la production était étrangère, ce qui mettait en rage les éleveurs. Guy Eschalier, président du syndicat des grossistes en viande, semblait donc plus prudent. La coordination rurale faisait peur aux syndicats traditionnels, surtout quand elle menaçait de monter les bloquer. Mais l’idée d’un blocage complet semblait lointaine : « On ne paralyse pas un complexe économique de cette importance avec des conséquences économiques graves ». Il n’avait pas peur, comptant sur la sagesse des responsables agricoles, mais il lançait un avertissement : « on sait où ça commence, on ne sait jamais où ça fini ».

L'heure de la communication gouvernementale

19 juin. Deux jours plus tard, sans lien apparent avec la crise, en tout cas selon la communication de l’Élysée, le président François Mitterrand se rendait à Rungis. Lui qui ne s'était rendu qu'une seule fois au salon de l'agriculture (en 1981), allait passer 1 h 30 dans les pavillons des volailles, des fromages et des fruits et légumes écoutant les griefs des producteurs présents et montrant son intérêt pour le secteur. La communication et le symbole étaient clairement à l’œuvre dans cette visite surprise, avec un message rassurant pour les producteurs.

Rungis : visite de François MITTERRAND
1992 - 00:00 - vidéo

22 juin. « - Vous êtes inquiets ? – « Il faut discuter et se parler et mettre à plat cette réforme de politique agricole commune... elle très positive pour l'agriculture française... Il n'y a pas de point de non-retour qui est atteint... mais il faut se parler »

La veille du blocus, c'était au tour du ministre de l'Agriculture de paraître dans le JT du soir de FR3. Lui aussi souhaitait rassurer les agriculteurs. Faisant acte de pédagogie, Louis Mermaz se voulait apaisant, prônant le dialogue et se lançant dans un fougueux plaidoyer pro-PAC. Il en soulignait les apports pour le monde rural. La PAC devait, selon lui, sortir les agriculteurs de l'appauvrissement. « C’était nécessaire, poursuivait-il, on avait le choix entre deux propositions : ne pas toucher aux prix, mais baisser la production ou baisser les prix, mais ne pas baisser la production ». C’est ce choix qui avait été retenu par l’Europe.

En conclusion, le ministre s'adressait directement aux agriculteurs. Il concluait : « On a besoin des performants et des plus petits. »

Rungis se prépare (tranquillement) au blocus

22 juin. Faute d'apaisement, Rungis se préparait au blocus. À l'extérieur, la gendarmerie mobile se déployait avec ses blindés. Dans les pavillons, la confiance était toujours de mise. Du côté de la viande où transitait 800 tonnes de marchandise par jour, on était toujours serein. À nouveau interrogé Guy Eschalier, le président du syndicat des grossistes en viande, expliquait que les entreprises de distributions avaient pris leur précaution pour avancer les horaires des déchargements et assurer les livraisons plus tôt dans la nuit.

Du côté des fruits, on ne faisait pas non plus de stocks, car les fruits et légumes devaient être frais et les producteurs ne croyaient pas à une pénurie : « Ne vous inquiétez pas pour les Parisiens, ils survivront » déclarait, avec une pointe d'ironie, le président du syndicat des grossistes de fruits et légumes.

De fait, jamais personne n'avait bloqué l’accès du marché. Mais cette confiance ne cachait pas une certaine fébrilité filmée par les caméras, avec des images de la gendarmerie en reconnaissance.

Paris : Rungis se prépare au blocus
1992 - 00:00 - vidéo

Les forces de l'ordre s'organisent

22 juin. Sur le terrain, plusieurs milliers de gardes mobiles, de CRS et de gendarmes étaient déployés. La consigne était assez semblable à celle de Gérald Darmanin : « Tout doit se passer dans le calme si possible. » Mais en 1992, comme aujourd'hui, dès qu'il avait été question de bloquer Rungis, donc de neutraliser l'approvisionnement du pays, les autorités avaient mis en place un vaste dispositif policier. C'est ce que montre l'archive ci-dessous.

Dès 18h, à la veille du blocus, des escadrons de gendarmes mobiles avaient été déployés avec leurs véhicules blindés, « pour pousser éventuellement les tracteurs ».

Le reportage montrait la tension qui régnait au centre d’information routière à Rosny-sous-Bois qui centralisait les informations et coordonnait les délestages et les déviations routières à mettre en place avant les interventions des forces d’ordre.

Dispositif policier à Rungis
1992 - 00:00 - vidéo

Les paysans établissent leur plan de bataille

22 juin. « Bonsoir, la Coordination rurale en ordre de bataille » : voilà en quels termes militaires commençait l'édition du soir de FR3. Le suspens était à son comble, avec un reportage au quartier général de la Coordination rurale. Cinq jours de préparation avaient été nécessaires pour organiser le « départ serein vers la capitale pour dire non à la PAC ». Sur place, Caroline Douilliez, rappelait les conditions du blocus.

Dans la soirée, les manifestants avaient écouté le ministre Mermaz à la télé, mais ses propos ne les avaient pas convaincus. À Ecublé, les membres du syndicat préparaient leur départ pour Paris. L'inconnue restait les ordres des forces de l'ordre, mais la détermination était intacte : « La sérénité et la détermination est plus forte que jamais. (...) Sur le terrain, ça va nous compliquer un petit peu la tache (...) On ne sait pas comment vont réagir les forces de l’ordre, mais on ne renonce pas ». « Étrange veillée d'armes au PC d'Ecublé. Le calme avant la tempête », concluait la journaliste.

Motivés, mais empêchés...

23 juin. Le jour J, les cortèges ne parvinrent pas à rejoindre Rungis et furent bloqués à 20 km du marché. L'opération blocus de Paris interdite par le ministère de l'Intérieur eut bien lieu sans cependant avoir l'efficacité escomptée. Les tracteurs furent stoppés par les forces de l'ordre qui avaient pris leurs dispositions pour dégager rapidement les axes de circulation.

Dans le 13h de TF1, les paysans, plus remontés que jamais, ne semblaient pas prêts à abandonner leur combat. L'un d'entre eux exprimait sa volonté de poursuivre. Ses propos traduisaient désormais la colère : « Notre but, c’est de bloquer l’alimentation pour savoir ce que c’est que de crever de faim ! »

S'engageait alors un échange poignant avec la journaliste : « Vous voulez vraiment faire crever de faim les gens ? – (L'agriculteur) Pourquoi pas ? Nous, on crèvera bien de faim après, alors je ne vois pas pourquoi on ne les ferait pas crever de faim maintenant ! - (La journaliste) Ce n'est pas un peu fort ça comme propos ? – (L'agriculteur) C’est peut-être fort, mais moi, c'est mon langage. Je suis paysan, je ne suis pas autre chose. »

Rungis
1992 - 00:00 - vidéo

On connait la suite. Malgré le mouvement de contestation des agriculteurs français, la Politique agricole commune a été appliquée. Conditions de travail dégradées, normes complexes, inégalités accrues, prix bas... Comme si les craintes exprimées par les paysans de 1992 étaient devenues réalité.

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