Aller au contenu principal
En 1961, les paysans en colère crèvent l’écran

En 1961, les paysans en colère crèvent l’écran

INTERVIEW - En juin 1961, des paysans bretons, en colère contre la chute des cours, prenaient d’assaut la préfecture de Morlaix dans le Finistère. À l’époque, plusieurs médias ont décrit la mobilisation comme une « jacquerie ». Pourtant, il s’agissait d’un mouvement organisé qui s’étendra à la France entière et sera retransmis à la télévision. Professeur d’histoire contemporaine à Lyon 2, Édouard Lynch raconte ce mouvement.

Par Hugo Domenach  - Publié le 30.01.2024
Les Bretons parlent aux français - 1961 - 14:35 - vidéo
 

INA. - En 1961, la télévision utilise le terme de « jacquerie » pour désigner les manifestations de Morlaix. Pourquoi ?

Édouard Lynch. - Le terme peut s’expliquer pour deux raisons. Les mouvements de protestation qui s’amorcent à partir de 1960 sont marqués par une forme de violence qui remobilise l’imaginaire de la jacquerie : des contestations qui remontent au Moyen Âge, brutales, violentes, sanguinaires. Mais il n’est pas seulement péjoratif. Car il y a du côté des dirigeants de la paysannerie, une volonté de se le réapproprier pour en faire une lecture populaire plus positive. D’ailleurs, aujourd’hui, Gérald Darmanin est exactement sur cette ligne-là, qui consiste à dire que les agriculteurs sont de bons français, de bons travailleurs. Et donc que leur violence est légitime même si elle est « primitive ».

Pourtant, cette mobilisation a été votée et organisée par des leaders syndicaux. On est quand même loin de la dimension spontanée de la « jacquerie »...

C’est vrai que cette manifestation est très bien organisée. Globalement, les mouvements paysans au XXe siècle s’inscrivent plus dans la manifestation moderne que dans la Jacquerie. Avant Morlaix, il y avait déjà des manifestations de la FNSEA, qui consistaient en de grands rassemblements dans les villes, dans les préfectures, et parfois des affrontements avec les forces de l’ordre. Certains ont même dégénéré. On a tendance à l’oublier, mais il y a quand même un mort à Amiens en février 1960.

Dans quel contexte survient la mobilisation bretonne de 1961 ?

Elle s’insère dans une séquence de manifestations très longues qui a commencé en 1959 avec la suppression de l’indexation des prix agricoles par le nouveau gouvernement du général de Gaulle. Cette mesure a provoqué la colère des syndicats agricoles et notamment de la FNSEA. Il y a eu de grandes manifestations de rue, dont certaines assez violentes. Elles ont en plus interféré avec la crise algérienne, car dans le même temps il y a eu la semaine des barricades, le putsch, les attentats de l’OAS. La manifestation de Morlaix arrive dans ce contexte compliqué.

En quoi est-elle différente des précédentes ?

À l’époque, la FNSEA est dominée par des notables conservateurs de la génération précédente dont certains sont passés par les instances corporatistes du gouvernement de Vichy et portent une position traditionnelle qui consiste à réclamer la revalorisation des prix. Mais le gouvernement refuse d’accéder à leur demande et adopte de grandes lois d’orientation pour moderniser l’agriculture.

Le problème, c'est que ces lois n’apportent aucun remède immédiat à la situation des agriculteurs, notamment sur des secteurs très exposés à des fluctuations de marché comme les primeurs. Ce qui est nouveau, c’est qu’on assiste à un surgissement de violence en marge de la FNSEA. Les meneurs de la manifestation vont forcer la main du syndicat pour relancer les luttes sur un terrain plus radical. De ce point de vue, la manifestation de Morlaix constitue une rupture symboliquement forte.

L’autre nouveauté, ce sont ces nouveaux visages de la France agricole qui apparaissent soudain à la télévision…

Les meneurs sont de jeunes militants qui portent des costumes. Ils ont quitté l’école assez tôt, mais ils ont été formés à animer des réunions, des groupes par la jeunesse agricole catholique (JAC) et par le centre national des jeunes agriculteurs (CNJA). Ils ont convoqué la presse lors de leur manifestation. Ce n’est pas nouveau de faire appel aux médias et de prendre l’opinion à témoin. Ce qui change, c’est qu’en 1961, la télévision fait son entrée dans les foyers français. Les Français assistent donc à cette mobilisation et ses débordements depuis leur salon. Même si l’ORTF ne montre pas tout.

Comment a réagi le pouvoir en place ?

La manifestation de Morlaix est précédée quelques mois plus tôt d’une action symbolique : des paysans ont brulé des urnes à Morlaix et Carhaix lors d’une élection cantonale. À l’époque, le général de Gaulle n'apprécie pas qu’on s’en prenne à l’État et à ses symboles. Les deux meneurs de l’opération, Marcel Léon et Alexis Gourvennec, sont arrêtés et rapidement jugés. Le jour du jugement, des milliers d’agriculteurs se donnent rendez-vous devant le palais de justice de Quimper pour réclamer leur libération. Les autorités judiciaires jouent la prudence, prononcent un non-lieu et les libèrent sur le champ pour éviter l’émeute. Ils sont portés en triomphe par les paysans.

Révolte des agriculteurs bretons
1961 - 00:00 - vidéo

La télévision va alors jouer un rôle dans la propagation du mouvement.

La ville est filmée, entourée par les cars de CRS. Les caméras montrent les paysans avec des bâtons de marche dont on voit bien qu’ils peuvent se transformer en arme. La pression physique est très importante. Cet épisode marque les esprits. Leur arrestation entraîne une campagne de mobilisation dans tout le pays. Ils sont relaxés. Cela crée un effet boule de neige et contribue à faire reculer le gouvernement qui va faire voter une loi agricole en 1962.

Cela va aussi contribuer à faire émerger de nouveaux interlocuteurs…

Paradoxalement, le gouvernement va s’appuyer sur ces jeunes agriculteurs certes un peu turbulents, mais qui adhèrent au projet de modernisation et vont le porter. Il y a une forme d’émancipation, de changements instrumentalisés par le pourvoir, pour justifier ce tournant productiviste voulu par les agriculteurs à l’époque. C’est la France des trente glorieuses qui se modernise.

À titre d’exemple, quelques années après l’arrestation de Gourvennec, le gouvernement met en place le fond d’orientation et de régulation des marchés agricoles (FORMA) pour distribuer des aides aux paysans quand ils rencontrent des difficultés. Dans une logique de cogestion, on nomme des représentants de l’État et des agriculteurs. Alexis Gourvennec est nommé parmi ces derniers.

J’ai retrouvé dans les archives de la présidence de la République une note de de Gaulle en marge de la liste avec un point d’interrogation sur son nom. Sous-entendu : « Est-ce qu'on promeut quelqu’un qui a pris en otage un sous-préfet ? ». Ça illustre bien cette connivence qui va se développer par la suite. Les manifestations vont se poursuivre, se radicaliser. Et l’État continuer de s’abstenir de les réprimer quand les agriculteurs sont du même bord politique.

S'orienter dans la galaxie INA

Vous êtes particulier, professionnel des médias, enseignant, journaliste... ? Découvrez les sites de l'INA conçus pour vous, suivez-nous sur les réseaux sociaux, inscrivez-vous à nos newsletters.

Suivre l'INA éclaire actu

Chaque jour, la rédaction vous propose une sélection de vidéos et des articles éditorialisés en résonance avec l'actualité sous toutes ses formes.