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La liberté d'expression sur Internet, un débat déjà d'actualité en 1996

La liberté d'expression sur Internet, un débat déjà d'actualité en 1996

Le milliardaire Elon Musk a racheté lundi 25 avril le réseau social Twitter avec l’idée de libérer la parole et les opinions sur la toile, quel qu’en soit le contenu. Peut-on tout dire sur Internet ? C'est une question que se posait déjà l'opinion publique à l'avènement du Web.

Par Florence Dartois - Publié le 27.04.2022
La liberté sur Internet - 1996 - 04:12 - vidéo
 

Twitter a accepté lundi 25 avril l'offre de rachat proposée par le milliardaire américain Elon Musk pour la somme de 44 milliards de dollars. Le jour de l'annonce, l'homme le plus riche de la planète a affiché sa volonté, dans un tweet, de défendre la liberté d’expression : « J'espère que même mes pires détracteurs resteront sur Twitter, parce que c'est ce que signifie la liberté d'expression », a-t-il écrit.

Ce positionnement n’a pas manqué de susciter l’inquiétude, notamment chez certains dirigeants américains dénonçant le danger d’une parole totalement libérée, à l’image de la sénatrice démocrate Elizabeth Warren qui a déclaré que « cet accord [était] dangereux pour notre démocratie ».

Le choix du patron de Tesla et de SpaceX pose la question du respect de la liberté d’expression. Une notion interprétée différemment aux Etats-Unis, avec le courant « libertarien », ou en Europe avec la primauté du droit, comme l’a expliqué le chercheur Olivier Ertzscheid, spécialiste des nouvelles technologies à l'Université de Nantes dans une interview à La Tribune. « Il faut bien comprendre qu'il existe deux conceptions de la liberté d'expression. La première, plutôt américaine, est radicale : la liberté est au-dessus de tout, ce qui signifie que tout point de vue, quel qu'il soit, peut être exprimé dans l'espace public. Y compris, donc, un point de vue raciste, xénophobe, antisémite ou la diffusion d'une "fake news". La deuxième conception, plutôt européenne et française, est qu'il y a des limites légales à ce qu'on peut dire dans l'espace public », explique-t'il.

La question du respect de la liberté d’expression sur internet n’est pas récente. Elle est apparue avec son déploiement dans le monde et son arrivée dans les foyers, notamment en France, dans le courant des années 90. Ces questionnements étaient très similaires à ceux d’aujourd’hui comme on peut le découvrir dans l’archive en tête de cet article. Il s'agit d'un extrait du magazine « Polémiques », présenté par Michèle Cotta et diffusé le 28 janvier 1996. Ce jour-là, le sujet était justement le cadre juridique sur Internet. A l’époque, la question du contrôle de l’information se posait déjà comme le montre le petit reportage présentant Internet et qui précédait le débat : « Peut-on et doit-on mettre des gendarmes sur les autoroutes de l’information ? »

La révolution Internet

« Parcourir le réseau mondial. Rien de plus simple. Il suffit d’un ordinateur branché sur un téléphone, d’une poignée de codes d’accès trouvés dans la presse et vous voilà partis en voyage sur Internet, avec pour tout bagage, un peu d’astuce et beaucoup de patience ». Voilà comment était présentée la toile. Il s’agissait d’une véritable révolution dans l’accès libre aux informations, « tout vous est ouvert, même la Maison Blanche » s'extasiait le reportage.

Mais ce nouveau mode d’expression offrait aussi l’accès à des contenus contestés, voire interdits, des « pages de charmes » aux « contenus pédophiles et pornographiques ». Le commentateur avertissait : « Sur Internet, il y a le meilleur et le pire en libre accès ». Et il alertait sur la présence d’adresses « peu recommandables ou illégales comme des sites racistes, néo-nazis ». C'est une problématique identique qu'a relancée l'annonce d'Elon Musk.

Ce désir de liberté d’expression se heurtait déjà à la notion de responsabilité en 1996. Ce dilemme était débattu par les deux invités de Michèle Cotta. Elle avait convié un représentant de la jeune sphère internet, et favorable à l’entière liberté d’expression - à l’image d’Elon Musk - François Benveniste, président de l'Association Française des Professionnels d'Internet. Face à lui, Christiane Feral-Schuhl, une juriste spécialiste du droit de l'informatique et des nouvelles technologies, en faveur d’un contrôle des contenus diffusés sur le Web.

Leur échange est intéressant car il contient les éléments du débat actuel opposant le courant américain « libertarien », illustré par la position d’Elon Musk à celui des défenseurs de réglementations.

Le Web libère l'information

Pour François Benveniste, il fallait faire confiance à l'esprit critique de l'internaute et l’existence de contenus jugés illicites n'était pas gênante puisque la recherche était volontaire. Il suffisait selon lui d’avoir « l’éducation nécessaire pour les éviter ». Sur Internet, rien n'était imposé dans la mesure où il s'agissait d'un « réseau technique qui laissait toute liberté ». Il l’assurait, l'information ne pouvait pas « techniquement vous tomber dessus par hasard ». Cette peur n'était selon lui « qu’un cliché » dont il fallait se débarrasser. Cet argument serait plus difficile à tenir aujourd'hui avec le développement des algorithmes proposant à l'internaute une boucle de contenus et de groupes souvent similaires selon les sites visités ou recherches formulées.

A l'époque, Internet était synonyme de liberté, du moins en apparence. D'ailleurs Christiane Feral-Schuhl le reconnaissait volontiers, il s’agissait d’un « formidable outil de liberté d’expression ». Elle soulignait en revanche que faute d’autorité de gestion du système, il faudrait trouver comment censurer des informations jugées dangereuses. Un point épineux car il n'existait alors aucun organisme chargé de ce contrôle. Elle précisait qu'il devrait être le fruit des pays concernés. Une idée qui semblait beaucoup amuser son opposant, ironisant sur l'incapacité des pays européens à s'organiser autour d'une monnaie unique...

Pour lui, tout type de réglementation semblait impossible dans un « système » aussi complexe, à moins d'organiser un contrôle de « la planète ». Il conceptualisait ainsi ce que l'on nomme aujourd’hui une « gouvernance mondiale », une utopie qui n’était, selon lui, qu’un « vœu pieu ».

Quant à savoir s'il fallait laisser quiconque accéder à ces contenus problématiques, par exemple de la propagande nazie, François Benveniste utilisait les mêmes arguments qu’Elon Musk avec Twitter : « Absolument, ils le peuvent. On vit aujourd’hui dans un monde de liberté. » A partir du moment où les utilisateurs étaient informés et consentants, il n’y voyait aucune objection. Il proposait toutefois une autre solution de contrôle : l'établissement de statuts juridiques clairs gérant « les acteurs » (les plateformes, les hébergeurs) mais il réfutait à l'idée de « brider les hommes » utilisant ces outils. « On organise les systèmes, on ne les contrôle pas », affirmait-il.

Contrôler les systèmes ?

Dans la suite de ce débat, à regarder ci-dessous, la juriste restait sur ses positions, lui opposant la nécessité d'un contrôle basé sur la juridiction existante. « A partir du moment où une information arrive dans un pays, elle est soumise à la législation du pays concerné », disait-elle. Un argument qui allait faire bondir le président de l'Association Française des Professionnels d'Internet rappelant la réalité technique d’Internet qui abolissait de fait les frontières, et interdirait à l'avenir de raisonner en ignorant cette évolution.

La nouvelle réalité d'Internet serait de proposer une information non localisée et par conséquent impossible à contrôler, encore moins à interdire : « C'est un individu français qui va chercher une information qui n'est légalement pas acceptée dans ce pays. » La seule solution était, selon lui, d'inciter à ne pas consulter ce type de propos, à en compliquer l’accès, mais jamais à l’interdire.

Internet et législation
1996 - 01:49 - vidéo

Vers de nouvelles règles

Dans le dernier extrait de cette émission proposé ci-dessous, il est question de la nature même d’Internet, un univers collaboratif et virtuel qu’il était encore très difficile d’appréhender du point de vue juridique. Christiane Feral-Schuhl persistait sur le fait qu’Internet ne pourrait en aucun cas faire « n’importe quoi », « ni troubler l’ordre public ni porter atteinte à l’ordre privé». Mais François Benveniste anticipait déjà la révolution en cours estimant qu'il ne serait plus possible de raisonner de cette manière. Son argument clé était qu'Internet n’était « pas un média » traditionnel (télévision, presse ou radio). Il fallait le concevoir comme un « système », une sorte d’agora, « une assemblée factuelle de gens qui discutent (…) regroupés dans un espace virtuel extrêmement fluide ».

Il concluait sa démonstration en réaffirmant, comme il l'avait fait plus tôt, que la responsabilité des contenus partagés ne pourrait plus se faire comme autrefois, de manière personnelle, mais que la solution consisterait « à faire peser des responsabilités spécifiques sur les acteurs qui contribuent au relais » des informations. Il anticipait ainsi la future législation engageant la responsabilité des hébergeurs qui n'arriverait qu'une vingtaine d'années plus tard en France avec la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 (LCEN).

A la fin de l'échange, les deux débatteurs s'étaient accordés sur deux points : Internet allait révolutionner l’information et il faudrait établir une nouvelle réglementation spécifique qui protégerait la liberté d’expression. Tout était encore à imaginer. 25 ans après cette émission, force est de constater que les limites juridiques de la liberté d'expression restent encore aujourd'hui sujettes à discussion et toujours aussi difficiles à cerner.

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