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Pierre Bataille, le sculpteur sur bois qui a reproduit la tapisserie de Bayeux

Pierre Bataille, le sculpteur sur bois qui a reproduit la tapisserie de Bayeux

La tapisserie de Bayeux est un joyau inestimable qui a survécu à des guerres, à des incendies, et même à une révolution. Près de mille ans après sa fabrication, cette œuvre unique continue de fasciner. Un homme en a percé les secrets en la reproduisant sur bois à l'identique. Voici son portrait.

Par Florence Dartois - Publié le 15.06.2023
 

LE CONTEXTE.

Depuis sa redécouverte au XVIIIe siècle, la tapisserie de Bayeux intrigue historiens et scientifiques qui se pressent toujours à son chevet pour l'étudier. Car de nombreux mystères subsistent autour de sa fabrication.

Réalisée au XIe siècle, cette œuvre géante de près de 70 mètres de long (68,4 mètres précisément) retrace l'invasion du royaume d'Angleterre en 1066 par Guillaume le Conquérant, l'homme qui devînt plus tard l'un des rois les plus puissants d'Europe occidentale.

Cette fascination, Pierre Bataille, un sculpteur de la région l’a éprouvée dès son enfance, au point de vouloir la reproduire sur de longs panneaux de bois. C’est ce que nous allons découvrir dans l'archive extraite du magazine « Découvertes » diffusée en octobre 1978, sur FR3 Paris-Normandie-Centre.

L'ARCHIVE.

Ce reportage de Gilles Rosset, réalisé par Patrick Bureau, nous transporte à Bayeux, non loin des plages du débarquement. Si cette incursion dans l’histoire débute par des images de chars et de tanks de la Seconde Guerre mondiale, ce n'est pas par hasard, nous l'apprendrons plus tard. Mais le récit nous propulse bien vite dans une autre guerre, celle que mena Guillaume le Conquérant (1027-1087) contre l’Angleterre au XIe siècle, dans le but d'obtenir le trône.

UN PEU D'HISTOIRE

Guillaume le Conquérant, appelé également Guillaume le Bâtard ou Guillaume de Normandie, est né à Falaise en 1027 (ou 1028) et mort à Rouen le 9 septembre 1087. Il fut aussi duc de Normandie, sous le nom de Guillaume II, de 1035 à sa mort. Il régnera en Angleterre, sous le nom de Guillaume Ier, de 1066 à sa mort.

Si Guillaume s'est lancé dans une conquête de l'Angleterre c'est parce qu'il avait été spolié de la couronne qui devait lui revenir de droit. Après la mort du roi Édouard le Confesseur, profitant d'une crise de succession l'opposant à Harold le Saxon, il va engager toutes ses forces et sa flotte pour s’emparer de la couronne d’Angleterre, après sa victoire à la bataille d'Hastings (1066).

Cette conquête fera de lui l’un des plus puissants souverains d’Europe occidentale et conduira à de très profonds changements dans la société anglaise, dont l'élite anglo-saxonne disparaîtra au profit des Normands.

Cette épopée, Pierre Bataille, sculpteur de bois et de pierre, la connaissait bien. Son récit débutait d'ailleurs chez lui, sur l’enseigne gravée par ses soins, fixée au-dessus du seuil de son atelier. Entourant son nom, des soldats en armure, chevauchant des chevaux accueillaient les clients. Une armée miniature extraite de la tapisserie de Bayeux.

Les murs de l’atelier de cet ébéniste hors pair étaient couverts de longs panneaux de bois entièrement sculptés. Des représentations exactes de la célèbre tapisserie, vantant les succès guerriers du futur souverain.

Commentant quelques diapositives de scènes clés de la tapisserie originale, représentant à ses yeux un véritable « plaidoyer pour un vainqueur », Pierre Bataille racontait l’histoire de la conquête du trône. Les images montraient, avec quelle précision, il était parvenu à reproduire les mêmes expressions des visages des protagonistes que sur l’original. La richesse et la finesse des détails gravés dans le bois rendait justice à son travail minutieux. Toute à sa passion, il soulignait l’importance des mains, des emblèmes du pouvoir, des maisons... À travers ses mains, c’est tout un pan de l’histoire normande qui prenait vie sous nos yeux.

L'ancêtre de la BD

Penché sur son établi, en plein travail, Pierre Bataille évoquait ses propres hypothèses sur l'origine de cette broderie répartie sur 9 toiles de lin. Il imaginait le travail préparatoire d’un bas-relief. En observant les traits et lignes, notre expert affirmait qu’il s’agissait d’un « travail d’équipe », en tout cas, pour la composition des tableaux. Mais il estimait que l’œuvre n'était due qu'à un seul dessinateur : « et quel dessinateur, puisqu’il a trouvé le principe du dessin animé ! La décomposition du mouvement ! », procédé particulièrement visible dans la charge de cavalerie, avec les pattes des chevaux ou les lanceurs de javelots, montrait-il sur un panneau.

Une inspiration contemporaine

Certaines scènes où l’on aperçoit des charpentiers et la construction des bateaux l’avaient particulièrement impressionnées par leur précision et leur puissance d’évocation. Il décrivait longuement la scène représentant la traversée de la Manche par Guillaume, à bord de son « bateau à fond plat », permettant le débarquement facile des chevaux.

Ces bateaux du Moyen-Age lui évoquait ceux d'un débarquement plus récent, celui de 1944. Pierre Bataille racontait que la tapisserie avait eu une résonance énorme à cette époque, fascinant Hitler, et des décennies avant lui, un autre conquérant, que fut Napoléon.

L’artisan normand, fils de statuaire, confiait que, bien plus que l’envie de travailler manuellement, c’était sa fascination pour l'histoire « de la grande période normande » qui avait motivé son entreprise titanesque. Une curiosité née à l’école primaire, alors qu’il avait découvert que la conquête de Guillaume le Conquérant n'était résumée que par une phrase sibylline : « ça valait tout de même plus qu’une ligne ! », déclarait-il, encore outré.

La variété des motifs, la richesse des expressions, le découpage, tout l’avait séduit dans cette tapisserie. Bien mieux qu'un récit dans un livre scolaire, son immersion dans la tapisserie de Bayeux avait comblé sa soif de connaissance... Et la nôtre aujourd'hui encore.

Les secrets de la tapisserie

En 1974, Madame Bertrand, la conservatrice du musée de la tapisserie de Bayeux, revenait sur ce que l'on connaissait alors de l’œuvre millénaire, qu'elle qualifiait avec fougue d'« épopée sans comparaison aucune », commandée par l’évêque de Bayeux pour décorer sa nouvelle cathédrale.

La conservatrice, tout comme, le sculpteur percevait dans cette œuvre « un esprit de génie » qui avait conçu la tapisserie comme « une bande dessinée avant la lettre », avec une « bulle de texte qui surplombe chaque image ». Elle expliquait que ce panégyrique imagé avait sans doute été conçu sans comme un « instrument de propagande et de justification d’un fait d’armes au 11e siècle. Un livre jaune avant la lettre », ironisait-elle.

La conservatrice attribuait ce travail à des moines, à cause du manque de minutie de certains détails, « des coins de travers qu’on a modifié », mais où l’on retrouvait selon elle « la technique de l’enluminure ».

Concernant l’humour et la grivoiserie « coquine » de certaines scènes de nudité qu’on qualifiait généralement « d’obscènes de la tapisserie », elle les attribuait à la « rusticité des mœurs ».

Un sauvetage et une inspiration

Madame Bertrand racontait ensuite comment la tapisserie avait failli être découpée à la Révolution pour fabriquer des bâches de protections pour les soldats du 6e bataillon bis du Calvados. Elle ne dut son salut qu’à la proposition de Lambert-Léonard Le Forestier, le médecin de la ville, d’offrir des draps de son épouse à la place, avant de la placer à l'abri dans son cabinet.

En fin de reportage, il était à nouveau question de la fascination des nazis, et de Hitler, pour la tapisserie, et en particulier pour les bateaux à fond plat, que l'occupant venait étudier alors qu’il réfléchissait à envahir l’Angleterre. Cette forme particulière sera finalement adoptée, avec succès, par les « landing boats » du Débarquement allié : « comme quoi rien n’est nouveau sous le soleil », concluait-elle avec humour.

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