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«Le destin» de Youssef Chahine, plaidoyer contre l'intégrisme

«Le destin» de Youssef Chahine, plaidoyer contre l'intégrisme

Youssef Chahine mourait le 27 juillet 2008. Cinéaste égyptien né en 1926, il fit dialoguer avec harmonie les cultures occidentale et orientale. En 1997 avec «Le Destin», primé à Cannes, il livrait un plaidoyer contre l'intégrisme.

 

Par Cyrille Beyer - Publié le 24.07.2018 - Mis à jour le 06.05.2020
 

« La pensée a des ailes, nul ne peut arrêter son envol ». Ainsi aimait philosopher le cinéaste égyptien Youssef Chahine, né en 1926 à Alexandrie et disparu le 27 juillet 2008. Ses films ont pris place dans la mémoire du cinéma mondial, à la croisée des cultures arabe et occidentale, qui l’ont toutes deux tant nourri. Les images qu’il a façonnées ont construit un univers empreint de sa joie de vivre et de son amour pour la musique, mais elles portent aussi la menace toujours présente de l'intégrisme et du fanatisme. Une intolérance qu’il dénonçait avec force et courage dans l’un de ses films les plus célèbres en France, Le Destin, et dont il aura été victime, quelques années auparavant, dans son propre pays.

En 1997, année de la sortie du Destin, Youssef Chahine, qui connaît bien la France et est marié à une Française, Colette, est invité par Bernard Pivot sur le plateau de « Bouillon de Culture ». Un autre Egyptien de renom est présent, l’ancien ministre et secrétaire général des Nations unies (1992-1996), Boutros Boutros-Ghali. Un interlocuteur sensible à la question de l’intolérance religieuse qui gangrène l’Egypte des années 1990.

Le fanatisme, c’est justement le sujet central du Destin : « Ce film se passe dans l’Andalousie musulmane du XIIe siècle, à ce moment-là terre de prospérité et de tolérance, […] période incarnée par le grand philosophe Averroès », introduit Bernard Pivot. L’enseignement riche et ouvert au monde d’Averroès rencontre l’hostilité d’une secte fanatique qui ne supporte pas la pensée complexe du philosophe. Les intégristes se mettent alors en devoir de fanatiser le jeune fils du Calife, afin d’accéder au pouvoir et de détruire l’œuvre d’Averroès.

Le fanatisme, Youssef Chahine l’aura combattu toute sa vie. Il en aura été la victime, aussi. En 1994, son film L’Emigré est la provocation de trop pour les intégristes égyptiens, qui ne supportent pas ce portrait très personnel du prophète Joseph, dépeint en homme curieux et ouvert sur les cultures du monde. Youssef Chahine s’attire les foudres de l’université traditionaliste Al-Azhar, gardienne de l’orthodoxie sunnite, qui délivre une fatwa à son encontre.

Défiant les autorités religieuses, la projection de son film est attaquée en justice, qui le condamne à son tour en le jugeant « blasphématoire ».

Revenant sur cet épisode marquant de sa vie, Chahine raconte : « Quand j’avais mon procès, des gens auraient pu prendre le téléphone en disant - cessez d’embêter Jo [le surnom de Youssef Chahine] ; mais ils ne l’ont pas fait, ils m’ont jeté un peu en pâture et m’ont traîné devant les tribunaux […] ». Interdit jusqu’en mars 1995, le film sera finalement le plus grand succès commercial de Youssef Chahine, un triomphe dans une Egypte qui malgré les menaces intégristes continue à aduler son réalisateur fétiche.

Avec Le Destin, Youssef Chahine veut répondre aux attaques des intégristes égyptiens et rappeler que le mal qui traverse les pays d’Islam, et particulièrement les pays arabes, en ces années 1990, est un mal universel, qui touche toutes les civilisations. En plaçant son récit dans l’Andalousie du XIIe siècle, il rappelle aussi aux Arabes d’aujourd’hui la grandeur de leur passé, en comparaison avec un Occident médiéval moins avancé, plus naturellement enclin à toutes sortes de fanatismes (la première scène du film s’ouvre sur un autodafé dans une France chrétienne en proie à l'intolérance religieuse).

L’occasion pour Youssef Chahine de constater que la civilisation n’appartient à personne : « La civilisation aura tour à tour été chez les Perses, les Egyptiens, les Grecs, les Romains, les Arabes et puis maintenant elle est venue [en Occident]. Je crois qu'il est important que nous sachions tous que la pensée humaine a été enrichie par tout le monde, qu'elle n’a pas de frontière, de nationalité, de religion, [...]. C’est la modernité qui a été d’un endroit à l’autre, et ça continue… »

Et de livrer le fond de sa pensée sur les conséquences du mépris que posent souvent les civilisations les plus avancées sur les autres cultures : « On ne peut dialoguer que sur un pied d’égalité, je ne peux pas être humilié, ni recevoir un pistolet sur la tempe, et m’entendre dire : "tu discutes avec moi ?" ; Comment veux-tu que je discute, j’aurai peur, je dirai n’importe quoi, mais ça ne sera pas la vraie compréhension. »

Une critique à peine voilée d’un impérialisme occidental vis-à-vis des pays arabes qui désole d’autant plus Youssef Chahine que celui-ci est un grand amoureux de la culture américaine.

En effet, très jeune, après des études secondaires dans une prestigieuse école d’Alexandrie, Youssef Chahine débarque à Pasadena, dans la banlieue de Los Angeles, pour étudier l’art dramatique. Il a 21 ans et veut devenir acteur. Né dans une famille modeste, chrétienne aux racines syriennes, grecques et libanaises, Youssef Chahine grandit dans cette Alexandrie cosmopolite où musulmans, juifs et chrétiens vivent en bonne harmonie depuis des siècles.

Un monde qui disparaîtra avec la nationalisation du canal de Suez et l’émigration de nombreux Egyptiens juifs et chrétiens.

Bercé dans son enfance par les comédies musicales hollywoodiennes de Gene Kelly, mais aussi par le cinéma français et les opérettes d’Henry Garat, le chanteur d’Avoir un bon copain, et Georges Milton, le jeune Youssef rêve de ce patchwork de culture, tant qu’on y rit, danse et s’aime. Très vite, pendant sa courte expérience californienne, il se découvre l'envie de passer derrière la caméra, et de devenir réalisateur.

C’est donc définitivement la carrière de cinéaste que Youssef Chahine, de retour des Etats-Unis, embrasse dès 1950 avec son premier film, Papa Amin. Suivront une quarantaine de films, dont les très remarqués Gare centrale, en 1958, Le Sixième jour (1986), avec Dalida, ou bien encore sa tétralogie sur Alexandrie, commencée en 1978 avec Alexandrie, pourquoi ?

Une carrière longue et brillante, rythmée au son d'une voix joyeuse et rauque – entretenue par plusieurs paquets de cigarette quotidiens – qui n’aura eu de cesse de s’exclamer, en arabe, en français et en anglais : « moteur ! »

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