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«La vie devant soi» : un roman lumineux, objet d’une mystification littéraire retentissante

«La vie devant soi» : un roman lumineux, objet d’une mystification littéraire retentissante

La lecture d’un livre peut-elle vous sauver la vie ? Pour Aurélie Dutertre, 46 ans, une skieuse passionnée de montagne, coincée pendant 4 jours dans une cabane sous la neige, c’est le cas. Sa survie, elle la doit notamment à une aide inattendue, celle de «La vie devant soi» de Romain Gary. Ce livre couronné du prix Goncourt en 1975 fut au cœur de l'une des mystifications littéraires les plus incroyables du XXe siècle.

Par Florence Dartois - Publié le 19.04.2023
Portrait Ajar prix Goncourt - 1975 - 01:17 - vidéo
 

L'ACTU.

Un livre peut changer une vie, voire la sauver. Pour Aurélie Dutertre, 46 ans, une skieuse passionnée de montagne, c’est le cas. Cette randonneuse a bien pensé qu’elle allait mourir. La rescapée a décrit son calvaire au journal Le Parisien. Dans cette incroyable interview, elle raconte s'être retrouvée ensevelie par la neige tombée en abondance dans une petite cabane dans les Alpes, où elle s’était réfugiée pour la nuit. Pendant plus de trois jours et quatre nuits, ne parvenant plus à ouvrir la porte bloquée par plus de deux mètres de neige, cette ostéopathe a bien cru mourir.

Elle doit sa survie à un stratagème. Parvenant à glisser un morceau de sa couverture de survie par un interstice de la porte, elle a pu être repérée par les sauveteurs qui la recherchaient. Aurélie Dutertre est sortie saine et sauve de son piège glacé le dimanche 16 avril, en légère hypothermie et avec quelques écorchures aux mains à force de frapper la porte bloquée.

Un passage de son récit a retenu notre attention, elle déclare que durant son long calvaire, elle s’est raccrochée à un livre pour ne pas perdre espoir : « J’avais emmené avec moi "La vie devant soi" de Romain Gary, a-t-elle dit au Parisien, c’est un livre qui m’a fait beaucoup de bien ».

Ce roman publié le 14 septembre 1975 qui raconte l'amitié entre un petit garçon musulman et une ancienne prostituée juive, possède une histoire incroyable qui a défrayé la chronique bien des années après sa parution. Nous vous proposons de la découvrir en archives.

LES ARCHIVES.

Tout commence en septembre 1975, avec la parution du second roman d'un auteur anonyme, un certain Émile Ajar. L'année précédente, il avait déjà rencontré un succès d'estime avec Gros-câlin. Sa nouvelle œuvre, La vie devant soi, allait enthousiasmer les lecteurs, mais également la critique, très intriguée par le talent de cet anonyme. Deux mois plus tard, il obtenait le prix Goncourt. L'archive en tête d'article tente de dresser le portrait de cet écrivain mystère, avec une question, comment décrire un homme dont on ne sait rien et dont on ne possède qu'un cliché ? L’archive, extraite du JT de 20h00 de la première chaîne du 17 novembre 1975, relève le défi.

Elle dévoile que ce mystérieux auteur de 35 ans, vivrait « un peu partout entre la Suisse et le Danemark » et aurait déclaré qu’il n’écrirait plus jamais si on découvrait sa véritable identité. Le commentaire précise qu’il aurait commencé à écrire « dès l’âge de 15 ans » et ajoute que dans une rare interview, il avait évoqué ses influences littéraires, comme celle de Saint-John Perse (1887-1975). La journaliste évoque ensuite son style d’écriture bien à lui, avant de diffuser une interview d'Hervé Bazin, membre de l'Académie Goncourt. Ce dernier justifiait ce choix en expliquant que son anonymat importait peu, « et puis, après tout, on s’en fout ! ».

Un avis partagé par l'ensemble du jury si l'on en juge par le reportage ci-dessous, au moment de l'annonce du Goncourt à Émile Ajar. Les jurés avaient définitivement couronné un talent, faisant fi de l’identité de son auteur, un choix défendu par Françoise Mallet-Joris, membre de l'Académie Goncourt.

Un roman plébiscité

La vie devant soi était indéniablement le succès de la rentrée littéraire de 1975. Si le refus d’Émile Ajar de se montrer intriguait, les critiques étaient généralement charmées par son second ouvrage. Cette posture ajoutait finalement une aura de mystère au succès du livre qui remportait l’adhésion du public. De l’avis général, le livre dégageait une sorte de charme indescriptible, les mots « charmant », « épatant » ou « adorable » revenaient en boucle. Pour en juger, découvrez la critique - presque - dithyrambique des chroniqueurs du magazine « Le masque et la plume » diffusé le 2 novembre 1975 sur l’antenne de France Inter.

Anne Pons résumait ainsi le propos du livre, la « belle histoire d’une amitié entre un petit garçon, un petit arabe de 10 ans, Momo et une ancienne "respectueuse" », une ancienne prostituée juive qui tient une sorte de pension de famille dans laquelle elle héberge les enfants de ses anciennes « collègues ». La chroniqueuse décrira longuement la virtuosité de l’auteur : « C’est très joli, c’est plein de glissements de sens merveilleux, de vocabulaire, dans la bouche de cet enfant. Les proxénètes deviennent des « proxinettes ».

Seule voix discordante, celle de Roger Vrigny évoquant un côté « fabriqué », construit « sur un malentendu, sur l’astuce de l’écrivain », qui parvient, grâce à son anonymat, à faire croire au lecteur qu'il est en train de lire un récit autobiographique : « ce sont des images très jolies. Les gens en réalité ont l’impression qu’ils sont attachés à ce livre par l’histoire ». Cette prise de position allait enflammer le débat.

Nous vous proposons une autre critique du roman, datée du 30 octobre 1975, diffusée dans l’émission radio « Littérature » de France Culture. Dans ce passage, Bertrand Poirot-Delpech défend le livre face aux critiques Roger Vrigny et Christian Giudicelli.

Le scandale éclate

Cette belle quasi-unanimité allait exploser quelques jours après l'annonce du Goncourt. Contre toute attente, l'auteur annonçait son refus du prix. Dans le journal radio de 13h00 de France Inter, Jean-Pierre Elkabbach dévoilait un scoop, il s’était procuré des informations sur l’identité de l’auteur. Il s'agissait du cousin par alliance d’un autre écrivain, très célèbre celui-là, Romain Gary.

Ce dernier acceptait de témoigner à l’antenne sur la personnalité d’Émile Ajar : « C’est ce qu’on appelle un marginal » déclarait-il au téléphone. Face aux insinuations du journaliste de sa collaboration éventuelle au livre, d’un « rewriting », Romain Gary explosait : « merde, merde et merde. Rewriting, par qui ? De qui ? ». L'échange est à découvrir ci-dessous.

La mystification dévoilée

Seules de rares photos laissaient entrevoir le visage d’Émile Ajar. Quelques années plus tard, après la mort de Romain Gary survenue en décembre 1980, on allait découvrir que toute cette affaire n’avait été qu’une brillante mystification littéraire orchestrée par l’écrivain lui-même, avec la complicité d’un cousin éloigné, Paul Pavlovitch. Durant toutes ces années, il avait prêté son visage à Émile Ajar, l’incarnant silencieusement, préservant ainsi le secret de Romain Gary.

Le 3 juillet 1981, dans l’émission « Apostrophes » de Bernard Pivot, ce complice consentant dévoilait toute la vérité : « J’étais une image qui marchait ». Face à Bernard Pivot qui avait été lui-même dupé par la supercherie, Paul Pavlovitch déclarait que les journalistes avaient été piégés car « ils arrivaient avec leurs certitudes… la fiction de qualité suffisait », concluait-il.

LE MENSONGE DE ROMAIN GARY

Retrouvez le récit complet de cette mystification littéraire dans un montage d’archives à découvrir ci-dessous.

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