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Pourquoi l'endométriose a longtemps été ignorée des médias et des pouvoirs publics

Pourquoi l'endométriose a longtemps été ignorée des médias et des pouvoirs publics

Le 7 mars 2023, Élisabeth Borne a annoncé un plan interministériel pour l’égalité entre les femmes et les hommes qui doit permettre l'accélération de la recherche contre l'endométriose. Cette maladie, parfois handicapante, est connue depuis au moins un siècle. Elle n'a bénéficié d'une médiatisation et d'une prise en compte des pouvoirs publics que très récemment. Explication en archives avec les commentaires de la chercheuse en sociologie Anne-Charlotte Millepied.

Par Clara De Antoni et Romane Sauvage - Publié le 03.04.2023
Endométriose et stérilité - 1971 - 02:55 - vidéo
 

Plus d’une femme sur dix serait atteinte d’endométriose. Cette maladie chronique correspond à la présence de tissus semblables à la muqueuse utérine en dehors de l’utérus. Elle peut provoquer de nombreux symptômes, parfois invalidants, comme des douleurs pelviennes, des douleurs pendant les rapports sexuels, des troubles digestifs ou urinaires, une fatigue chronique. Elle est, en France, la première cause d’infertilité.

Si elle bénéficie d’une médiatisation depuis seulement quelques années, cette pathologie a en réalité été étudiée dès le XIXe siècle, mais est restée largement ignorée des pouvoirs publics et peu diagnostiquée. Dans cet article, nous tentons de comprendre pourquoi cette situation a perduré à travers les archives et les commentaires de la chercheuse Anne-Charlotte Millepied, doctorante en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et à l’Université de Genève. Sa thèse, intitulée « Aux prises avec l’endométriose. Savoirs, pratiques et techniques autour d’une maladie chronique », porte sur l’histoire de la connaissance médicale de cette pathologie, sur sa prise en charge et sur sa transformation en problème de santé publique.

INA - Dans les archives de l’INA, l’endométriose est mentionnée dès 1971 dans l’émission « Aujourd’hui madame » destinée aux femmes au foyer. Dans un épisode consacré à la stérilité, une femme explique être atteinte d’endométriose. Cette maladie était déjà connue il y a 50 ans ?

Anne-Charlotte Millepied - Nous sommes en 1971, c'est un premier moment de visibilisation de la maladie. Pour autant, c'est une maladie qui, effectivement, existe depuis très longtemps. Et, c'est à peu près à la fin des années 1920 que le terme d'endométriose est posé et que la maladie est définie dans toutes ses composantes, à la fois anatomique, chirurgicale et clinique. Cette première définition de la maladie a plutôt été faite aux États-Unis. Mais, dès la fin des années 1930, j'ai trouvé des archives médicales en France où tous les aspects de cette maladie sont passés en revue.

Que cette femme - que l'on voit dans l'archive en tête de cet article - puisse connaître et parler d’endométriose, est-ce lié à son parcours médical en lien avec la stérilité ?

Beaucoup de médecins qui se sont intéressés à l'endométriose, notamment les chirurgiens gynécologues, sont ceux qui travaillaient sur l'infertilité. Du côté du monde médical, c’est souvent en lien avec le traitement de l'infertilité qu'on diagnostique de l'endométriose. À cette époque, les femmes ne se tournent pas spontanément vers un chirurgien gynécologue parce qu'elles ont, par exemple, des douleurs de règles ou des douleurs pendant les rapports sexuels. C’est donc essentiellement quand elles n'arrivent pas à avoir d'enfant qu'elles vont voir un médecin. C’est ce qui explique que c'est autour de l'infertilité que l'endométriose se trouve rendue visible, et d’où cette émission au début des années 70, focalisée autour de la question de l'infertilité.

Par ailleurs, je trouve frappant ce passage parce que cette femme mentionne assez rapidement ses douleurs pendant les rapports sexuels qui, de fait, l'empêchent d'avoir des rapports. Et c'est intéressant parce que personne ne rebondit dessus. Je trouve qu'il y a là une forme d'ambiguïté. On aurait envie de lui poser une question à cette femme : finalement, qu'est-ce qui pose le plus problème dans le couple ? Est-ce que c’est simplement le fait de ne pas pouvoir avoir d'enfant ? Le fait de ne pas pouvoir avoir de rapports sexuels avec son mari est peut-être aussi une des causes de ce que qu’elle nomme l'éloignement qui s'est imposé entre eux. Cette dimension-là est complètement passée sous silence.

Et en même temps, je trouve ça fascinant qu'elle mentionne à la télé qu'elle ne peut pas avoir de rapports sexuels avec son mari. Je ne m'y attendais pas du tout.

Effectivement, on passe très rapidement sur ses symptômes et sur les conséquences qu’elles ont sur cette femme en dehors de l’infertilité. Comment prenait-on en compte les symptômes de la maladie ?

On n'en parle pas directement. Je pense que l'infertilité est un moyen d'en parler sans aborder le vécu corporel et charnel de cette femme. On ne parle pas de la douleur, on ne parle pas du sang, on ne parle pas de règles dans cette émission. L'infertilité donne l’occasion de les évoquer. Il y a une tension. D'un côté, cette femme est au centre de la discussion, c'est à elle qu'on va venir en aide. En même temps, c'est elle qui est là et qui a l'air de porter tout le poids et la responsabilité de la fertilité pour le couple. Il y a ce côté un peu dramatique du couple au bord de la rupture.

Dans les années 1970, on est encore au début des grands mouvements féministes et d'émancipation des femmes. On est à un moment où le rôle de la femme dans la société se définit encore par le fait qu'elle puisse devenir mère. Je pense que c'est ça qu'il y a derrière ce sentiment de culpabilité et de responsabilité. En étant infertile, elle ne peut pas incarner pleinement ce rôle social qu'on attend d’elle.

Même aujourd'hui, avoir des douleurs pendant les rapports ne semble pas être le symptôme le plus couramment mentionné.

Oui, pourtant il est extrêmement courant. Plus de la moitié des femmes qui ont de l’endométriose souffrent de douleur pendant les rapports sexuels. Et dans cette émission de 1971, même si on parle de sexualité, c'est essentiellement la sexualité du couple. On ramène toujours ça à l'entité couple et pas à cette femme qui souffre de douleurs.

Nous sommes avant le développement des techniques d’aide à la procréation. C’est donc une époque où être infertile signifie ne pas pouvoir être parent. Cela peut aussi expliquer qu'elle se sente responsable. D'ailleurs, on ne lui a apparemment pas bien expliqué ce qu’on pouvait faire pour lui venir en aide, que ce soit pour traiter l'endométriose ou pour l'aider à tomber enceinte.

Dans les années qui suivent cette émission beaucoup plus de techniques d'aide à la procréation vont se développer. Le début des années 1970 est un moment de grandes promesses.

Est-ce que c'est courant à cette époque-là d'être diagnostiquée de l’endométriose ?

Non, je ne pense pas. On ne cadrait pas, à ce moment-là, l'endométriose comme une maladie systémique et chronique, comme on le fait maintenant, et qui dépasse le seul problème de la fertilité.

Par ailleurs, l'endométriose, jusque dans les années 2000, était diagnostiquée exclusivement par chirurgie. Le fait d'aller jusqu'à la chirurgie, c’était déjà un filtre pour le diagnostic.

À partir des années 1970 et essentiellement dans les années 1980, il y a eu une grande avancée - les médecins appelleraient ça une vraie révolution - dans le monde de la chirurgie et notamment en gynécologie. Les techniques de cœlioscopie, c’est-à-dire de chirurgie mini-invasive où on n’ouvre plus le ventre, mais on insère une optique, se sont développées et affinées. Ce sont des chirurgies beaucoup moins traumatiques, il y avait moins de risques, et beaucoup plus de femmes ont été opérées. Il y a donc beaucoup plus de probabilité de trouver de l'endométriose et donc, à partir des années 1980, il y a une hausse considérable du diagnostic de la maladie.

Il y a une montée en puissance de la production de connaissances dans le monde médical, en gynécologie de manière générale, et sur l'endométriose en particulier. D'où le fait qu'on arrive à un congrès mondial de médecins en 1986, en France.

Attention, certaines images de cette archive peuvent heurter la sensibilité.

Effectivement, une des seules archives qui parlent d’endométriose dans les années qui ont suivi cette émission d’«Aujourd’hui madame», a pour sujet ce congrès mondial sur l’endométriose en 1986. Le commentaire résume l’état des connaissances sur le sujet. Est-ce que ce qui est dit est juste ? La recherche a-t-elle avancé depuis ?

Je ne pense pas qu'il y ait de choses fausses qui seraient dites ou qui auraient été contredites par la suite. Ce congrès est marquant parce que c'est le premier consacré à l'endométriose dans l'histoire de la médecine, dans le monde. Avant, l'endométriose était abordée dans des congrès professionnels, mais au sein plutôt de congrès de gynécologie ou congrès de chirurgie où il y avait des sessions organisées autour de l'endométriose. Là, c'est la première fois qu'il y a un congrès complet et entier consacré à la question et il va donner lieu à la formation de la Société mondiale d'endométriose (World Endometriosis Society) qui existe toujours.

Par ailleurs, j'ai rencontré beaucoup de médecins qui estiment que finalement, depuis 1986, où un état des connaissances avait été fait, peu de choses ont changé dans la connaissance qu'on a de la maladie. Ce n'est pas complètement vrai, il y a quand même eu énormément de recherches faites, notamment sur les mécanismes d’implantation des cellules.

Le professeur Bruhat parle dans cette archive de « maladie de la femme moderne », qu’en pensez-vous ?

Cela questionne beaucoup les médecins, et ce même depuis les années 40. Y a-t-il toujours eu autant d'endométriose ou est-ce qu'il y a vraiment une explosion de la prévalence de la maladie ? Est-ce son meilleur diagnostic qui la rend davantage visible ? La question n'a pas vraiment été tranchée. Il parle de « maladie de la femme moderne » à un moment où les questions environnementales arrivent dans le monde. Il y a eu énormément de discussions dans le monde médical pour pointer les causes sociales et environnementales, qui expliqueraient le fait qu'il y a davantage d'endométriose.

Cela renvoie à cette même idée de la modernité qui a des conséquences néfastes sur la santé des gens et en particulier les perturbateurs endocriniens, dont on parle de plus en plus. Mais dès les années 1980, il y a eu des recherches justement sur le lien entre dioxines, donc des perturbateurs endocriniens et endométriose. La première association de patientes autour de l'endométriose dans le monde a été créée en 1980 aux États-Unis, l’Endometriosis Association. Elle a énormément investi dans la recherche, essayé de lever des fonds et de soutenir la recherche scientifique. Et en particulier ces hypothèses autour des liens entre environnement et développement de la maladie.

Le consensus aujourd'hui sur l’origine de la maladie est que c'est multifactoriel. Une autre question ancienne, qui n’a pas été tranchée, est pourquoi il n'y a aucune corrélation entre la gravité de la maladie, le degré d'implantation des lésions et les symptômes.

Vous évoquez l’évolution de la recherche sur l’origine de la maladie depuis ce congrès de 1986. A-t-on avancé sur les traitements ?

Non, on n'a pas trouvé de remède à la maladie. Depuis ce congrès, c'est toujours essentiellement : traitement hormonal puis chirurgie dans les cas les plus sévères. Ce qui change aujourd'hui, c'est l'ouverture à une prise en charge beaucoup plus pluridisciplinaire, le développement de plus en plus de partenariats avec la médecine de la douleur, avec des ostéopathes, des kinés, des diététiciens, des sophrologues, etc. On s’oriente de plus en plus vers un modèle thérapeutique de prise en charge au long cours.

Pourquoi, alors qu’il y a cette femme en 1971 qui peut parler de son endométriose, puis ce congrès mondial de spécialistes en 1986, l’intérêt médiatique et des pouvoirs publics est aussi récent ?

On le voit avec ce congrès, il y a des gens qui ont consacré leur carrière à étudier comment prendre en charge l’endométriose et il y a eu beaucoup d'intérêt dans le monde médical pour cette pathologie, mais cet intérêt ne s'est pas traduit dans la sphère publique. Il n'y a pas eu d'entrepreneurs de la cause de l'endométriose au sein du monde médical. Aucun médecin ne s'est institué comme porteur de cette cause pour restructurer le champ médical dans son ensemble et l'enseignement de la gynécologie. Elle est vraiment restée confinée à la prise en charge chirurgicale, mais aussi à la question de l'infertilité. Et à des femmes qui arrivaient en bout de chaîne chez un chirurgien spécialiste. Ça ne s’est pas traduit par des standards de prise en charge à l'échelle nationale et surtout par l'intégration dans le cursus de formation dans les universités.

Quels ont été les freins qui ont fait que ça ne s’est pas traduit du corps médical vers la sphère politique et sociale, avant le début des années 2000 ?

Cette question est difficile. C'est vrai que l’endométriose est une maladie qui touche uniquement les femmes et les personnes assignées femmes à la naissance, ce qui peut expliquer l’invisibilité dont elle a fait l'objet. Mais il y a quand même des secteurs de la santé des femmes qui ont été extrêmement visibilisés. Je pense que l'endométriose n'a pas été cadrée comme une maladie grave. Si le cancer ou même l'ostéoporose ont fait l'objet de plus de préoccupations médicales et de santé publique, c’était parce que ça semblait poser des enjeux vitaux et de mortalité. L’endométriose est une maladie qui est définie comme bénigne. Bénin, ça veut juste dire que ça ne fait pas courir de risque majeur pour la vie des patients.

Et puis, les symptômes de l'endométriose restent des symptômes qui ont été considérés comme extrêmement intimes, dont on ne parle pas : les règles et la sexualité, essentiellement. Et qui ont toujours été considérés comme étant triviaux, ou d'une banalité qui ne méritait pas qu’on s’y attarde.

On a pathologisé le corps des femmes. C’est une vision qui date du XIXe siècle mais dont on a hérité les idées et qui malgré tout perdure. C'est un peu comme si le corps des femmes était normalement malade, normalement anormal. Par défaut, c'est un corps défectueux, défaillant, qui a des problèmes.

Le développement de la gynécologie a d'ailleurs beaucoup été décrit dans les lectures historiques féministes comme une scrutation des corps féminins, qui ont fait l'objet de surveillance, d'interventions, de médicalisation. On a créé une spécialité médicale pour elles, la gynécologie médicale, pour les suivre tout au long de leur vie, de leur naissance jusqu'à leur mort, en les voyant une fois par an. Mais en même temps, ça n'a pas permis la prise en compte de maladies organiques qui ont autant de répercussions que l'endométriose par exemple. Et il y en a d'autres des maladies qui sont extrêmement invisibilisées comme le syndrome des ovaires polykystiques ou les migraines. Ces pathologies ont été extrêmement difficiles à légitimer comme un vrai enjeu de santé pour les femmes, avec toujours cette idée que les symptômes sont banals, voire qu’il est normal qu’elles aient des douleurs.

En parallèle, il y a toujours eu ce soupçon que soit les femmes exagéraient, soit elles simulaient, soit elles étaient un peu folles et que c'était dans leur tête. Beaucoup de femmes qui ont eu des parcours d'errance médicale diront qu’à un moment donné on les a prises pour des folles et qu’un doute a été émis de la part de leur entourage ou de professionnels de soin sur la véracité de leurs dires.

Qu'est-ce qui a changé alors ?

Ce sont les femmes, les patientes, la constitution d’associations de patientes qui ont agi. Cela a été le cas aux États-Unis, en Australie et en France. La toute première association de patientes en France a été créée en 2001, c’est Endofrance. Les premières missions de ces associations ont été de créer un espace où les femmes concernées pouvaient se retrouver, partager leurs expériences et s’entraider. C'était déjà hyper important. À côté, ces associations ont cherché à sensibiliser le monde médical et à interpeller les pouvoirs publics. C’est le cas, par exemple, en 2015, de l’association Info-Endométriose qui a démarché les pouvoirs publics, les membres du gouvernement pour essayer de susciter une campagne d'information autour de l'endométriose.

Dans ce contexte, l’écho dans la sphère publique restait relativement faible. Le déclic a été, au début des années 2010, le mouvement de dénonciation des violences gynécologiques et obstétricales, qui précède de peu MeToo. Et finalement, un débat beaucoup plus général autour des violences de genre et des violences sexuelles s'est ouvert dans toutes les sphères de la société.

Endométriose et errance médicale
2019 - 01:04 - vidéo

Qu’est-ce que cette meilleure connaissance de l’endométriose par le grand public a changé ?

Les femmes se rendent compte beaucoup plus tôt que leurs symptômes requièrent une aide médicale, que ce sont des motifs de consultation légitimes et peuvent s'auto-diagnostiquer. Il y a 20 ans, les femmes ne s'auto-diagnostiquaient pas d’une endométriose.

Du côté du personnel médical, en tant que citoyens comme les autres, ils sont de plus en plus sensibilisés à l'existence de la maladie. Et, il y a eu des démarches de formation des professionnels de soins, notamment les médecins généralistes, les sages-femmes, les gynécologues médicaux, qui sont les premiers interlocuteurs en matière des femmes et qui doivent être les acteurs du dépistage.

Il y a aussi l'enjeu de la prise en charge experte de la maladie. Cela prend plus de temps. Quand on parle d'errance médicale, c’est en réalité un problème de diagnostic. Et le mode de diagnostic principal aujourd'hui de la maladie est l'imagerie médicale. L'enjeu principal est donc la formation des radiologues à identifier l'endométriose et à poser un diagnostic expert. Ce sont des réorganisations du monde médical qui sont plus longues à mettre en place.

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