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«La Peste», le roman d'Albert Camus qui décrit l'absurdité et la condition humaine face à l’adversité

«La Peste», le roman d'Albert Camus qui décrit l'absurdité et la condition humaine face à l’adversité

France 2 diffuse la mini-série «La Peste», adaptée du roman d’Albert Camus publié en 1947. Presque quatre ans après le premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, l’œuvre résonne toujours. D'ailleurs en 2020, ses ventes ont explosé. Retour en 1955, lorsque l'écrivain évoquait son roman à la radio.

Par Florence Dartois - Publié le 05.03.2024 - Mis à jour le 05.03.2024
Albert Camus à propos de "La Peste" - 2024 - 03:12 - audio
 

L'ACTU.

France 2 diffuse la mini-série La Peste. Elle est adaptée du roman d’Albert Camus publié en 1947. Tout comme dans l’œuvre originale, la série créée par Gilles Taurand et Georges-Marc Benamou, décrit l'apparition d'une mystérieuse épidémie meurtrière et sa gestion chaotique. Presque quatre ans après les confinements mis en place lors de la pandémie de Covid-19, la « quarantaine » décrite dans les épisodes de la série n'est pas sans rappeler l'ambiance anxiogène qui régnait dans le pays en 2020. Dans la série, comme dans le roman de Camus, la maladie mortelle est la peste, une maladie effrayante et inscrite dans la mémoire collective que l’on pensait disparue. Elle s'étend, non plus à Oran, mais dans une petite ville balnéaire indéterminée du sud de la France.

En 2020, les lecteurs européens avaient déjà fait le lien entre le roman et la réalité. À l'époque, selon Le Monde, reprenant une information de La Repubblica, le chef-d’œuvre de Camus s’était « envolé de la 71e place à la 3e place sur le portail de vente en ligne Ibs.it ».

LE ROMAN.

La Peste est l’un des chefs-d’œuvre du romancier né en 1913 et mort en 1960. Avec L’homme révolté et Les Justes, La Peste constitue la trilogie du cycle de la révolte qui vaudra à Albert Camus de recevoir le Prix Nobel de littérature en 1957. En pleine gloire, Camus disparaitra trois ans plus tard, à 46 ans, dans un tragique accident de voiture.

Remise du prix Nobel à Albert Camus
1957 - 01:04 - vidéo

Une allégorie du nazisme ?

Le livre est devenu un succès d'édition dès sa sortie. Traduit dans une dizaine de langues, le roman est le troisième plus grand succès des éditions Gallimard, derrière Le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry et L'Étranger du même Albert Camus. Le roman a été écrit en 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale au Panelier, en Haute-Loire, à quelques kilomètres du village du Chambon-sur-Lignon qui recevra plus tard le titre de village des Justes. L'écrivain y décrit par le menu le quotidien des habitants d'Oran en 1940, alors qu'ils sont pris au piège par la maladie qui les coupe du monde extérieur.

La Peste a fait couler beaucoup d'encre dès sa parution, tant il recèle de symboles et d'allusions qui sont souvent sujets à interprétation. La peste dont il est question dans les lignes de Camus est une terrible épidémie, bien-sûr, mais elle serait aussi une allégorie du nazisme, la « peste brune », qui asservit l'Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu'Albert Camus rédigeait son texte. Les personnages du livre qui combattent la propagation de la peste dans leur ville – Oran, en Algérie française –, deviennent une allégorie de la Résistance au nazisme. Une allégorie qu'avait confirmé son auteur lui-même.

Alors que le célèbre critique littéraire Roland Barthes mettait en doute cette symbolique de la « peste brune » dans son roman, Albert Camus lui répondait par voix de presse interposée : « "La Peste", dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la Résistance européenne contre le nazisme. La preuve en est que cet ennemi qui n’est pas nommé, tout le monde l’a reconnu, et dans tous les pays d’Europe. Ajoutons qu'un long passage de "La Peste" a été publié sous l'Occupation dans un recueil de « Combat » et que cette circonstance, à elle seule, justifierait la transposition que j'ai opérée. "La Peste", dans un sens, est plus qu’une chronique de la Résistance. Mais assurément, elle n’est pas moins. »

D'autres y ont également vu une référence à la Shoah, avec l'évocation de fours crématoires, qui servent, dans le roman, à des mesures sanitaires indispensables à l'éradication de la peste (« Et réellement, les feux de joie de la peste brûlaient avec une allégresse toujours plus grande dans le four crématoire. D’un jour à l’autre, le nombre de morts, il est vrai, n’augmentait pas. Mais il semblait que la peste se fût confortablement installée dans son paroxysme et qu’elle apportât à ses meurtres quotidiens la précision et la régularité d’un bon fonctionnaire. »). Une thèse que n'a jamais confirmé l'auteur.

Albert Camus contre les dictatures
1974 - 00:00 - vidéo

« Le soleil de la peste éteignait toutes les couleurs et faisait fuir toute joie... ». Lecture d'un extrait de « La Peste », considéré comme une allégorie du fascisme et de la dictature (sur des images d’Oran). (documentaire ORTF : « Albert Camus » du 25 mai 1974)

Une pertinence contemporaine

Dans ce microcosme confiné par force, l'auteur s'attache à décrire les multiples facettes des réactions humaines face à l’adversité imprévisible (peur, désespoir, lâcheté, égoïsme, indifférence, mais aussi courage, dévouement et héroïsme). Dans ce récit, la quête de sens côtoie l'absurdité de faits souvent violents. Les situations soudaines et les moments critiques décrits par Camus mettent en exergue les contradictions de la nature humaine, mais aussi l'émergence de la solidarité. C'est dire si ce texte intemporel, s'il résonnait au sortir de la guerre, continue de questionner nos sociétés actuelles en perte de sens, récemment confrontées à une pandémie mondiale.

« Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau ». Dans la ville en quarantaine (une quarantaine qui résonne avec les confinements vécus entre mars 2020 et avril 2021), certains agissent courageusement. C'est le cas, par exemple, du docteur Bernard Rieux, (joué par Frédéric Pierrot dans la série). À travers la résistance de ce héros du quotidien, l'auteur livre une métaphore de la lutte contre l’oppression et la passivité. Camus montre à travers son récit que seule la lutte pour une cause plus grande que soit peut donner du sens l'existence, en l’occurrence ici, devenue sans objet. « Nous étions devenus des prisonniers sans avenir. Chacun dû accepter de vivre au jour le jour », déclare le narrateur de La Peste. Le combat redonne du sens à l'incohérence.

L'ARCHIVE.

L'archive disponible en tête d'article est l'un des rares entretiens réalisés avec Albert Camus sur son roman. Il a été réalisé par Jean Mogin pour la radio en 1955. Dans cet échange, l’écrivain n'entre dans aucune considération métaphorique, laissant tout le loisir au lecteur de se faire sa propre opinion sur l'essence de son texte. Il est interrogé en revanche sur la composition et le style du roman.

Voilà comme l'auteur résume l'intrigue au début de la conversation : « La peste est l’histoire d’une épidémie qui s’abat sur une ville où des gens vivant individuellement de la manière la plus banale et la plus simple sont peu à peu entraînés dans cette épidémie, dans cette tragédie collective, et finissent par ne faire qu’un amalgame sous la domination de la maladie. Ensuite la maladie recule et peu à peu ces individus reprennent leur activité comme ils le peuvent. » Voilà ce qui n'est pas sans rappeler ce que nous avons traversé avec la crise de la Covid-19.

Dans l'archive ci-dessous, une émission radio de 1948, l'écrivain lit les premières pages de son roman.

Camus lit un extrait de "La Peste"
2024 - 05:11 - audio

Dans le cadre de l'«Heure du Club d'Essai de la RDF», Albert Camus lit les premières lignes de La Peste.

Du particulier au collectif

Dans l'émission de radio de 1955 à écouter en tête d'article, Albert Camus développe les particularités littéraires de son œuvre, fruit d’un « entrelacement extrêmement étroit de deux styles […] », le style particulier et le style collectif. Il précise ainsi sa pensée : « J’ai immédiatement pensé qu’il fallait avoir deux styles. L’un qui aurait concerné justement les actions individuelles, et l’autre, au contraire, qui aurait concerné la tragédie collective, l’établissement du fléau... ».

Le récit se divise en effet en cinq parties, à l'image des cinq actes de la tragédie classique. Cinq parties qu'il décrit comme suit : « La première est écrite dans le style que je qualifierais d'individuel. Ce style retrace les aventures des citoyens d’Oran [...] et les montre évoluant dans leur univers naturel [...] Dans la deuxième partie, la peste est déjà arrivée. Elle n’a pas encore fait son travail d’amalgame. Vous trouverez donc dans la deuxième partie les deux styles, le style individuel, plus un style propre à retracer les étapes de la maladie. » Il poursuit : « Dans la troisième partie, qui est au sommet du livre, la peste règne sur la ville. Immédiatement, le style individuel disparaît et on ne trouve que le style collectif [...] À partir du moment où la peste recule dans la quatrième partie, au contraire, le style individuel recommence à faire son apparition ». Puis intervient la cinquième et dernière partie du récit, expliquée ainsi par son auteur : « A la fin du livre, c’est lui qui s’imposera puisque la peste est partie. Vous vous souvenez peut-être que le livre se termine sur l’image d’un homme seul, dominant la ville, et se livrant à une méditation solitaire. »

Le livre se termine par un avertissement allégorique, une mise en garde à peine voilée de la résurgence toujours possible du fléau. Entendez le fascisme, les extrémismes de tous poils, prêts à reprendre consistance et pouvoir, ignorés d'une « foule » inconsciente du danger. Ainsi s'achève La Peste.

« Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années, endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »

Extrait du discours du prix Nobel

Passage sur le rôle de l'écrivain au service de la vérité et de la liberté.

« Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l’art.

Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation. Mais dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté... »

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