Le rapport d'Oxfam tire la sonnette d'alarme, selon lui les plus riches du monde (environ 63 millions de personnes) émettent deux fois plus de gaz à effet de serre que la moitié des plus pauvres de la population et sont responsables à eux seuls de "15 % des émissions cumulées".
Le constat n'est finalement pas si récent, en 1973, certains alertaient déjà sur cette inégalité croissante. Le 11 novembre 1973, le magazine Horizons de la 2ème chaîne diffusait un reportage intitulé Des tonnes de tout ! Un titre explicite pour dresser un bilan déjà sans appel : les ordures générées par la société de consommation sont de plus en plus envahissantes et déstabilisent les pays les plus pauvres. L'enquête menée en France et aux Etats-Unis dressait un panorama des modes de traitements de ces déchets. A la suite du passage concernant les Etats-Unis, et notamment l'apparition d'un mouvement de tri et de recyclage des déchets dans une frange de la population, le sociologue Alain Touraine dressait un constat accablant et dénonçait les incohérences de la société de consommation au détriment des plus démunis.
Alain Touraine pointait en premier lieu l'absurdité, à ses yeux, de ce tri consenti, "il ne s'agit pas simplement d'être bien gentil, d'être un bon citoyen. En plus, on vous bourre votre boîte à lettres de papier, que vous n'avez pas demandé, et qui sont finalement des stimuli non souhaité que vous recevez ! Que vous soyez, en plus de ça, obligés d'aller transporter ces prospectus publicitaires à 20 kilomètres de votre domicile pour rendre service. Là, je trouve que, à la limite, on pourrait aboutir à l'absurde".
"Nous sommes devenus des dominants à l'échelle mondiale et donc nous gaspillons et non seulement nous gaspillons, mais nous salissons les autres"
A propos de la notion de gaspillage qui l'emportait alors sur la notion de déchet, il poursuivait :
"La notion de gaspillage, c'est une notion tout à fait essentielle. Pourquoi ? Parce que toutes catégories dirigeantes dans l'histoire se caractérisent à la fois par son austérité, par sa capacité d'investir, si vous voulez, et au niveau de la consommation, par son gaspillage. Et ce qui caractérise notre société, c'est que nous, nous, Européens, nous, gens de pays riches, c'est comme collectivité. Non pas tout le monde, mais disons une très grande proportion d'entre nous, nous sommes devenus des dominants à l'échelle mondiale et donc nous gaspillons et non seulement nous gaspillons, mais nous salissons les autres".
"Le gaspillage, c'est la capacité qu'a un centre dirigeant d'accumuler des ressources et de les transformer en détritus"
Pour illustrer son propos, le sociologue livrait une anecdote qu'il avait personnellement observée en Californie. "J'ai été frappé, une fois, sortant de la Californie américaine et entrant dans la Californie mexicaine, la Basse-Californie, de voir pendant plus de cent kilomètres au-delà de Tijuana. Au-delà de Ensenada, de voir une côte qui est très belle, qui était entièrement abîmée par les détritus, par les ordures de la riche Californie américaine. Ce n'était que boîtes de conserve, que décharges non publiques, décharges de fait. Et le bord de la mer, sur plus de 100 kilomètres. Je pense que, en face de cette situation-là, qui vous indique qu'il y a aussi un certain rapport social, je veux dire que le gaspillage, c'est la capacité qu'a un centre dirigeant d'accumuler des ressources et de les transformer en détritus".
"Le rapport de la production et du détritus n'est qu'un signe physique du rapport social"
Le chercheur pointait clairement dans cette abondance de détritus une marque de domination, "il est évident que les centres urbains les plus riches évacuent leurs ordures, évacuent tous les détritus de la vie urbaine vers les catégories socialement les plus basses. Vous voyez des HLM se construire auprès de tas d'ordures ! Bon, il y a donc ici, on pourrait presque dire, que le rapport, disons, de la production et du détritus n'est qu'un signe physique du rapport social. A partir d'une certaine matière, on fait un produit brillant, beau même, utile, symbole de richesse et de l'autre côté, on rejette des ordures".
Alain Touraine concluait son analyse sans concession par un portrait glaçant du cynisme de nos sociétés développées, "cette espèce de différenciation entre le produit brillant et l'ordure, ce n'est que la forme par laquelle la société utilise des ressources, des forces de production et les transforme d'un côté en richesse et en domination sociale et de l'autre côté, en catégories subordonnées ou exploitées".
L'ONG Oxfam a étudié la période 1990-2015, 25 années pendant lesquelles les émissions mondiales de CO2, responsables du réchauffement d'une planète qui a déjà gagné plus de +1°C depuis l'ère pré-industrielle, ont augmenté de près de 60%. Dans ses recommandations, le rapport d'Oxfam de septembre 2020 réclame une "justice sociale et climatique" dans les plans de relance post-Covid mis en place.
Pour aller plus loin
Voir le reportage en amont de l'interview d'Alain Touraine
Florence Dartois