INA - Comment avez-vous eu l’idée d’adapter « Lettres à Anne » au théâtre ?
Patrick Mille - L’origine est assez personnelle. Suite au décès de ma mère en 2020, j’ai découvert une grande boîte avec des correspondances de mon père à ma mère. Mon père les a écrites lorsque ma mère était en vacances avec nous au Portugal pendant deux mois. Il lui écrivait pratiquement tous les jours, voire deux fois par jour. Je n’ai pas tout lu car je trouvais cela trop intime mais j’ai trouvé ça bouleversant. Je me suis demandé ce que je pourrais en faire, sachant que les lettres amoureuses de la correspondance de mes parents n’intéresseraient pas grand monde. Les lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot me sont alors revenues. Je me suis replongé dedans et j’ai eu une révélation de spectacle. J’ai fait ma propre lettre à Anne Pingeot pour obtenir les droits de l’œuvre et elle a accepté. Je me suis ensuite rapproché de Benjamin Guillard pour la mise en scène car j’aime beaucoup son travail.
Benjamin Guillard - J’ai découvert cette correspondance que je n’avais jamais lue, même si en 2016, j’avais mis en scène « Moi et François Mitterrand », le roman d’Hervé Letellier. On a commencé à réfléchir à ce que pouvait devenir ce spectacle avec ce matériau assez vertigineux.
INA - Pourquoi utiliser les archives dans la mise en scène ?
B. G. - Pour moi c’était important et intéressant que la grande histoire, montrée par les archives, rejoigne l’histoire intime des lettres. Elles nous ont aussi aidés à trouver notre dramaturgie car il y a beaucoup d’ellipses. Elles donnent un côté didactique pour que les gens ne soient pas perdus, notamment les jeunes générations qui ne sont pas forcément très au fait de la chronologie. Dans la mise en scène, les images permettent également de mesurer la notoriété du personnage.
INA - Comment le personnage de François Mitterrand interagit-il avec les archives ?
P. M. - Parfois, je me retourne et les regarde. François Mitterrand devient alors témoin de sa propre vie. C’est le cas, au début du spectacle, avec les images de ses obsèques à Jarnac en 1996. Il assiste aussi à son élection, se voit participer aux conseils des ministres, est spectateur des grèves qui ont secouées son gouvernement en 1991… Il découvre tout cela par l’image. Cela me permet d’enchaîner sur une lettre.
INA - Avez-vous regardé des archives de Mitterrand avant de faire ce spectacle ?
P. M. - Je me suis imprégné de toutes les images, tous les films : « François Mitterrand », le documentaire de Jean Lacouture et Patrick Rotman, « François Mitterrand, que reste-t-il de nos amours », de William Karel… J’ai surtout regardé les images, je n’ai pas tout écouté par peur de tomber dans l’imitation. Mais à force de voir des films, de lire ses biographies, le personnage de Mitterrand a infusé en moi. C’est ça le travail de l’acteur. On est des vampires. Qu’est-ce que l’on prend ? Qu’est-ce que l’on va choisir ? Parfois c’est une inflexion, parfois je reproduis un geste.
B. G. - On cherchait une interprétation. Ce n’est pas du tout un biopic. Toute la question était d’évoquer Mitterrand sans l’imiter.
INA - Quelles sont les archives de Mitterrand que vous appréciez et que vous avez utilisées ?
P. M. - Dans le spectacle, j’aime beaucoup celle de son investiture au Panthéon. Parce qu’il a mis du temps à y arriver. C’est l’aboutissement d’un long processus. Et les vœux lors desquels il évoque « les forces de l’esprit ». Il me fait penser à un pharaon égyptien. Il est extraordinaire.
B. G. - Quand il réinterprète la série Dallas avec sa fille Mazarine, ça en dit beaucoup sur le personnage. Je retiens aussi son interview réalisée par un journaliste belge sur les écoutes de l’Elysée. Il est d’une froideur impressionnante.
INA - Vous parlez d’un « hymne à l’amour ». Y a-t-il aussi une dimension politique dans la pièce ?
B. G. - On voit comment l’amour le porte. Dans ses correspondances, il écrit : « Grâce à vous, je vais déplacer des montagnes ».
P. M. - En 1964, il écrit aussi : « Vous m’aidez à refuser un destin ordinaire. Vous m’aidez à servir l’idée que je me fais du monde et des hommes ». Anne Pingeot est évidement sa muse politique, la muse de son destin. Elle le pousse à se dépasser. Ces lettres montrent un homme dans l’ascension du pouvoir. Il lui écrit une lettre importante lors d’une réunion de la section socialiste : il y décrit un programme quasi visionnaire sur ce qu’est la politique, la gauche, le collectivisme, le capitalisme. On le voit dans le spectacle, il vient de la droite mais acquiert peu à peu une fibre sociale. La lettre du voyage en Inde qui n’est pas dans le spectacle, montre sa prise de conscience de la misère humaine, qui le bouleverse, le change. Ce n’est pas un spectacle politique mais l’histoire d’un homme politique, de son ascension, à travers ces lettres d’amour.
INA - Dans ces lettres, on découvre un Mitterrand différent de l'homme politique, connu comme étant parfois froid et calculateur...
P. M. - On découvre un homme dont la grande histoire de sa vie est l’amour. On découvre une passion amoureuse digne des grandes œuvres romantiques du XIXe et qui dure dans le temps. C’est cela qui est extraordinaire. C’est fou.
La pièce « Lettres à Anne » de Benjamin Guillard et Patrick Mille a été présentée au Théâtre du Rond-Point à Paris, en partenariat avec l'INA.
François Mitterrand dans l'oeil de Benjamin Guillard et Patrick Mille

