L'INA - Pourquoi avoir choisi ce thème de carte blanche sur le traitement de l'avortement à la télévision ?
BIBIA PAVARD - J'ai fait ma thèse sur la question de la contraception et d'avortement en France du milieu des années 50 à la fin des années 70 ! Cette période a vu une intense transformation légale, politique et culturelle sur ces questions. Et dans ce cadre, j'avais travaillé sur le rôle et la place de la télévision, en analysant déjà des archives de l'INA.
Comment ce débat s'est-il transformé au fil des années ?
Dans les années 1950-60, la loi de 1920 punit contraception et avortement. Elle interdit à la fois la vente et la publicité pour les produits contraceptifs, la pratique des avortements ainsi que toute propagande anticonceptionnelle. Et ce terme-là est clé. Il s'agit de voir comment on peut parler de ces questions de contraception et d'avortement sans pour autant tomber sous le coup de la loi. Et donc il faut savoir comment à la télévision, qui n’était pas progressiste à l’époque, on peut parler d'un interdit moral et légal : quels sont les acteurs qui en parle, quels sont les mots choisis, et quels sont les angles choisis. Il y a un 2e temps qui s'ouvre après la libéralisation de la contraception en 1967. Les années 1970 sont le théâtre d’un débat public polarisé entre les partisans d'un changement de la loi et les partisans d'un statu quo légal. Donc ce débat va prendre place entre autres à la télévision, avec ses dispositifs spécifiques : les plateaux, les directs, les témoignages visages cachés, autant de manières de montrer que la société est traversée par des oppositions nettes.
Il y a un troisième temps ?
Oui, après la légalisation de l’avortement en 1975. Et là, on est dans quelque chose de différent. Il s’agit alors de montrer comment la loi est appliquée et comment elle s'est transformée au cours du temps. On rentre dans une médiatisation avec un double rapport de force. D'un côté, entre les féministes et l'État, les féministes voulant que la loi aille plus loin. D'un autre côté, entre les « pro-choix » et les « pros-vie », ces derniers radicalisant leurs actions car ils ont perdu la bataille légale.
Bibia Pavard aux Lundis de l'INA le lundi 4 octobre 2021
Bibia Pavard aux Lundis de l'INA le lundi 4 octobre 2021
La télévision utilise des voies détournées, a recours aux euphémismes, mais parvient à lever un tabou notamment grâce aux interactions avec le public.
Comment se comporte la télévision ?
Il y a un paradoxe. C'est un média de l'image qui ne montre pas l'avortement en lui-même, mais qui en parle beaucoup. Et pourtant la télévision utilise des voies détournées, a recours aux euphémismes, mais parvient à lever un tabou notamment grâce aux interactions avec le public. Des émissions ont mis en scène le rapport entre la télévision et son public avec l'emploi du standard SVP par exemple, la demande sociale et le désir d’information permettent de justifier d’en parler.
Le mot avortement apparaît-il vite ?
Oui, tout de suite, dès 1956. Car le débat public est posé en dehors de la télévision avant qu'il n'arrive à la télévision. Le débat sur l'avortement n'est pas nouveau, mais il y a un renouveau à partir de 1955 avec la création de l'association "La maternité heureuse" qui va presser pour changer la loi de 1920 dans son volet contraceptif, et l'un des arguments pour libéraliser la contraception est la lutte contre l'avortement clandestin. L'association, menée par la gynécologue Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, deviendra plus tard le Mouvement français pour le planning familial.
Quels étaient les acteurs qui intervenaient à la télévision à cette époque ?
Il y avait des experts, des médecins, des hommes d'église pour la dimension morale, les démographes, puis dans le milieu des années 1960, les hommes politiques sont apparus. Dans les années 1970, il y aura une certaine féminisation sous l'impulsion du mouvement féministe qui va faire de la dépénalisation de l’avortement une question de liberté pour les femmes, et ça implique que les femmes parlent pour elles-mêmes. Et donc davantage de visages féminins vont apparaître, des expertes et des femmes ordinaires.
Bibia Pavard est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Institut français de Presse de l’université Paris 2-Panthéon Assas et membre junior de l'Institut universitaire de France. Elle a notamment publié Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979) aux presses universitaires de Rennes en 2012 et Ne nous libérez pas on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours avec Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel à La Découverte en 2020.
Pour cette carte blanche des Lundis de l'INA, elle a travaillé étroitement avec les documentalistes de l'INA Rachel Denoeud et Lara Bochereau.