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Elena Avdija : «Les femmes cascadeuses sont des battantes»

Elena Avdija : «Les femmes cascadeuses sont des battantes»

CINÉMA - «Cascadeuses», le premier long-métrage de la réalisatrice Elena Avdija a été récompensé par l’Œil d’or lors du Festival du Film de Zurich. Il raconte le parcours de trois femmes cascadeuses qui mettent leur corps en danger dans un cinéma imprégné de violence machiste. Diplômée du master conception réalisation de documentaire d’INA sup, la jeune réalisatrice porte ce projet depuis ses études à l’INA. Elle revient sur son film et les messages qu'il porte. Entretien.

Propos recueillis par Benoît Dusanter - Publié le 28.11.2022

Au volant d'une voiture, Petra Sprecher s'exerce aux dérapages. Crédits : Bande à Part films.

INA – Comment vous êtes-vous intéressée aux femmes cascadeuses ?

Elena Avdija – Tout a commencé à l’INA en 2012 avec le master conception réalisation de documentaire ! Je venais de la sociologie et je cherchais un médium pour traduire mon travail de recherche. Le cursus était très intensif. Nous étudions à la fois sur la théorie et la pratique. Nous pouvions emprunter du matériel pour faire nos expériences. C’était génial. Nous travaillions en binômes et nous devions présenter en fin d’année un dossier de production. Avec ma collègue Jeanne Lorrain, nous avions une fascination pour le monde du cinéma, les coulisses, la fabrication des films.

C’est en voyant un film d’action que nous nous sommes intéressées au sujet des cascadeurs. Très vite, nous nous sommes rendu compte que c’était un milieu très masculin. Avec mon approche de sociologue, j’ai creusé un peu cette approche genrée du métier. Nous avons donc voulu savoir qui étaient ces femmes dans ce monde d’hommes. Pour notre projet de fin d’année, nous avons rencontré Virginie Arnaud qui est LA cascadeuse française. Des enjeux beaucoup plus subtils que la question du plafond de verre sont apparus, comme la représentation de la violence et la fascination du cinéma pour la violence sexiste. Au-delà du projet de fin d’année, nous étions persuadées que cela pouvait donner naissance à un film. Tout est parti de là.

INA – Comment l’idée s’est concrétisée ?

Elena Avdija – Après notre master, nous avons démarché plusieurs productions parisiennes et nous avons réécrit le scénario à maintes reprises… nous étions très confiantes. On croyait en notre projet. Mais personne ne nous a suivies. Au fur et à mesure, nos chemins professionnels se sont séparés. Jeanne a travaillé à la radio. Moi, je travaillais comme assistante de réalisation. Je suis rentrée vivre en Suisse, mais j’étais obnubilée par le sujet. Partout où j’allais, je continuais d’en parler. J’ai beaucoup réécrit, même une fiction qui est partie à la poubelle. Finalement, tout s’est débloqué une fois que j’ai trouvé la production.

INA – Comment avez-vous rencontré Virginie, Petra et Estelle, les 3 héroïnes de votre film ?

Elena Avdija – Au départ, tout le projet était centré sur Virginie Arnaud. Le fait d’avoir plusieurs personnages me paraissait plus simple pour faire des mises en perspectives et pour renvoyer les problématiques entre les personnages. Et puis ce sont des femmes de l’ombre. J’avais aussi envie de faire un film esthétique qui les met en valeur. La télévision suisse a fait un reportage sur Petra, une cascadeuse suisse allemande à Los Angeles. Je l’ai donc contactée et j’ai passé 15 jours avec elle. Hollywood, c’est vraiment un autre monde. Ça a complètement lancé le film. Pour éviter les comparaisons entre les deux cascadeuses, j’ai souhaité inclure un troisième personnage pour ouvrir le champ des possibles. De là m’est venue l’idée de chercher une cascadeuse débutante, avec une vision exaltée du métier. Je me suis rendu au Campus Univers Cascades, un centre de formation basé en France à Le Cateau-Cambrésis dans les Hauts-de-France. C’est là que j’ai rencontré Estelle.

INA – Comment s’est passé le tournage ?

Elena Avdija – Le tournage s’est déroulé de l’automne 2018 à l’hiver 2022. Quand j’ai commencé à travailler avec la productrice Agnieszka Ramu de Bande à Part Films, tout a pris de l’ampleur. Nous sommes partis en Malaisie sur le tournage d’un film indien avec Virginie. Cela m’a permis de faire un « teaser » pour pitcher le film dans les festivals et de toucher d’autres financeurs. Nous avons tourné par petites sessions. Dès qu’il y avait de l’argent qui rentrait, nous tournions. Et la Covid est arrivée ! Nous avons tout de même réussi à tourner pendant la crise sanitaire, mais c’était assez complexe, surtout aux États-Unis où l’accès aux studios est déjà très compliqué.

INA – Quel rapport ont ces cascadeuses avec leur corps ?

Elena Avdija – La question du corps est très importante en effet. Ces femmes utilisent leur corps comme un outil de travail. Elles reçoivent des coups. On peut demander à des cascadeuses d’être en jupe ou en talons, ce qui implique moins de protections alors que les hommes portent le plus souvent des jeans et des protections en dessous. Le milieu reste très masculin et répond un peu aux codes virilistes de la performance. Le premier titre du film était d’ailleurs « Jouer le mal ».

INA – C’est donc plus dur d’exercer ce métier pour une femme…

Elena Avdija – Lorsque l’on est une femme et que l’on évolue dans ce milieu, il faut doublement prouver que l’on est capable de faire les choses. Elles doivent faire semblant d’avoir mal pendant les prises, mais elles doivent aussi faire semblant de ne pas avoir mal entre les prises ! Leur corps est soumis à rude épreuve. Par exemple, Petra s’est fait remplacer la hanche. Le fait qu’elle évolue aux États-Unis implique aussi certaines normes physiques. On la voit dans le film lors d’une séance de botox. De son côté, Virginie s’est vue demander de perdre quelques kilos pour rentrer dans un costume. Ce qui est idiot puisqu’elle doit avoir la masse musculaire nécessaire pour assurer les cascades. Il y a souvent cette double injonction contradictoire pour ces femmes. Il y a aussi la question de la maternité qui est abordé dans le film... Au-delà des corps, ce sont des caractères. Les femmes cascadeuses sont des battantes.

INA – Le cinéma promeut-il la violence sexiste ?

Elena Avdija – Nous vivons dans un monde qui est fasciné par la violence. Les images cinématographiques infusent et normalisent cette violence faite aux femmes. Dans « Boulevard de la mort », mon film préféré de Quentin Tarantino, Zoë Bell, la doublure cascade d’Uma Thurman dans « Kill Bill », tient le rôle principal. On y voit des femmes se venger d’un homme qui essaye de les anéantir. C’est hyper jouissif, on aimerait voir cela plus souvent (rire). Mon film montre justement que c’est une exception. Surtout dans le cinéma européen qui est plus réaliste et naturaliste. Suggérer la violence au cinéma me semblerait bien plus fort que de la montrer via des images.

INA – Vous avez récemment reçu l’Œil d’or du meilleur film au festival de Zurich. Comment avez-vous accueilli ce prix ?

Elena Avdija – C’est un vrai encouragement. Tant que le film n’est pas vu, vous ne savez pas si le message que vous souhaitez faire passer a été reçu. Après les projections, il y a eu de bonnes réceptions, ce qui était vraiment rassurant. Pour ce qui est du prix lui-même, j’étais surprise et heureuse. Les retours du jury et de sa présidente Christine Vachon m’ont beaucoup touché. On a l’impression d’être adoubée et cela donne envie de continuer.

INA – Justement, travaillez-vous déjà sur un nouveau long-métrage ?

Elena Avdija – J’ai des idées ! Il faut battre le fer tant qu’il est encore chaud !

Elena Avdija, réalisatrice de « Cascadeuses ». Crédits : Bande à Part films

Petra Sprecher, cascadeuse. Crédits : Bande à Part films.

Virginie Arnaud, cascadeuse. Crédits : Bande à Part films.

Estelle Piget, cascadeuse. Crédits : Bande à Part films.

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